Après le Chant des Chérubins. 3e partie

8) La matière du sacrement

Nous communions au Corps du Christ. L’Écriture emploie le terme « corps du Christ » à propos de trois réalités : le corps né de Marie et élevé à la droite du Père après la Passion ; le pain eucharistique ; l’assemblée des fidèles.

Pour autant qu’on puisse en juger, il ne s’agit pas d’une liste de synonymes, mais de l’expression d’une dynamique : en absorbant le pain eucharistique, les hommes deviennent Église afin d’avoir part à la victoire du Christ sur la mort.

L’Église est expansion du Corps du Christ sur la terre. Nous entrons à l’église en tant que foule venue de la rue afin d’y recevoir la vie nouvelle en buvant à la Coupe. Ainsi la matière sur laquelle s’accomplit le miracle eucharistique est finalement l’humanité. Le plus grand miracle n’est pas tellement le fait que le pain et le vin devienne chair et sang dans le calice, mais que nous devenions Christ.

La prière de l’Epiclèse demande : « Envoie ton Esprit Saint sur nous et sur ces dons ». Les hommes, « nous », sommes les premiers objets de la sanctification. L’épiclèse n’est pas une simple invocation, prononcée uniquement en vue de la transformation du pain et du vin. Dans l’épiclèse, nous prions également pour que tous communient véritablement au mystère du Corps du Christ. Par les saints dons, nous sommes aussi sanctifiés : « les saints dons aux saints ».

L’injonction « Élevons notre cœur », au IIIe siècle, était plus longue : « Élevons notre cœur ! Si quelqu’un a de la haine pour son frère, qu’il se réconcilie avec lui ! Si quelqu’un est torturé par des remords de conscience, qu’il se confesse ! Qui est souillé, qui est faible, qu’il laisse la place ! Examinez-vous : n’ayez pas de haine pour votre prochain ! Que personne ne se mette en colère, Dieu voit tout ! Élevez vos cœurs en vue du salut de votre vie et de la sainteté. Selon la sagesse de Dieu, recevons la grâce qui nous est donnée !  »[21]

Le Christ souhaite s’unir les coeurs humains, et non le pain et le vin. « Je préside un mystérieux repas, écrivait saint Grégoire le Théologien, je purifie les hommes que je T’apporte en présent grâce à des enseignements non sanglants et parfaits . »[22] « Le prêtre ne prie pas pour que le feu descende du ciel et enflamme les dons, mais pour que la Grâce, en descendant sur l’offrande, enflamme par elle tous les cœurs », écrit saint Jean Chrysostome à propos de la Liturgie[23]. Ainsi le sacrement est-il destiné à changer les hommes. Ceux-ci sont appelés à devenir offrande à Dieu. « Fais de nous des hommes vivants, donne-nous l’Esprit Saint » s’exclame au milieu du IVe siècle Sérapion dans son anaphore[24].

Ce changement est inhabituel dans le sens où ce ne sont pas les hommes qui assimilent les fruits du Sacrement, mais le Sacrement qui s’assimile les hommes. Au cours d’un repas ordinaire les fruits consommés par les convives se transforment en corps humain. Au cours du repas eucharistique, l’homme doit devenir lui-même ce qu’il mange. En mangeant le corps du Christ, l’homme doit transformer son corps en Corps du Christ. Ainsi, selon l’expérience de saint Maxime le Confesseur, le moment central de la Liturgie est « la conversion des communiants en Christ ». « Ceux qui communient dignement au sacrement sont transfigurés par Lui jusqu’à Lui ressembler[25] ». Le Christ transforme les fidèles en Lui.

Nous retrouvons la même idée chez saint Augustin, qui met sur les lèvres du Christ une explication de la Liturgie : « Je suis ta nourriture, mais ce n’est pas Moi qui Me transforme en toi, c’est Toi qui te transforme en Moi (...) Devenez ce que vous voyez et recevez ce que vous êtes[26]. » Au crépuscule de Byzance, les théologiens ne disaient pas autre chose : « L’Église vit des Saints Mystères (...) Pour l’Église, ils sont la véritable nourriture et la vraie boisson. En communiant aux Saints Mystères, elle ne les assimile pas au corps humain, comme elle le ferait de toute autre nourriture, mais elle s’assimile à eux. De la même façon, le fer passé au feu devient feu, sans que le feu devienne fer[27] » (saint Nicolas Cabasilas).

Par le pain béni, les hommes deviennent Christ et forment ensemble l’Église. « Les plus parfaits composent le visage et le corps de l’Église. Les meilleurs (...) deviennent Église », disait saint Méthode d’Olympe[28].

Et c’est bien ce qui manque aujourd’hui à la perception ordinaire de la Liturgie, qui est pourtant le point de départ de l’Église. L’Église n’est pas l’évènement au cours duquel je reçois la sanctification à titre individuel et la rémission de mes péchés personnels. La Liturgie est l’évènement qui fait de moi un chrétien, qui m’attache à l’Église. C’est l’évènement par lequel l’Église se maintient en vie.

Ces quelques témoignages de la littérature paléochrétienne nous le rappellent :

De même que ce pain rompu était dispersé sur les collines et que, rassemblé, il est devenu un, qu’ainsi soit rassemblée ton Eglise des extrémités de la terre dans Ton Royaume[29].

Ensuite, le prêtre prie pour que la grâce de l’Esprit Saint descende sur l’assemblée, afin qu’unis en un seul corps par le symbole de la renaissance ils soient désormais un seul corps par la communion au Corps de notre Seigneur, afin qu’ils demeurent dans l’unité, liés entre eux par les liens de la concorde, de la paix et du zèle pour le service[30].

Dans la Liturgie, nous rejoignons l’Église. L’Église prie de la même façon pour les pécheurs que pour les catéchumènes : « Réconcilie-les et unis-les à Ta sainte Église ». Le péché nous sépare de l’Église, la communion nous donne la « rémission des péchés » et signe notre retour à l’existence ecclésiale.

9) « Les changeant par Ton Esprit-Saint »

Si les destinataires en même temps que la matière du sacrement sont les hommes, on comprend aisément le point de vue patristique, en contradiction radicale avec ce qui s’écrit sur la Liturgie dans les catéchèses contemporaines. La plupart des fidèles, s’interrogeant sur le déroulement de l’Eucharistie, diront que nous avons au début de la Liturgie du pain et du vin qui deviendront corps et sang du Christ au moment voulu. Cependant, sub specie aeternitatis[31] les choses prennent un tout autre aspect : le Corps du Christ, offert aux fidèles, existe avant la Liturgie et il doit prendre une forme permettant aux chrétiens de le consommer.

Le Paterikon antique raconte qu’un moine ne pouvait communier car, au moment de la communion, il voyait à chaque liturgie un jeune homme immolé. « Lorsque les frères s’avançaient pour recevoir la communion, il leur était donné un corps qui, lorsque les frères priaient en disant amen, devenait pain entre leurs mains (...) Si l’homme pouvait manger un corps, un corps se serait trouvé, mais puisque personne ne peut manger la chair, le Seigneur a institué des pains pour la communion. Ainsi, recevras-tu avec foi ce que tu tiens dans ta main ? Et j’ai dit : je crois, Seigneur. Et lorsque j’eus parlé, le corps que je tenais dans ma main devint pain, et remerciant le Seigneur, je mangeai la sainte prosphore[32] ».

A l’inverse, un ascète croyait que les Saints Dons n’étaient que l’image de la chair du Christ, et non sa chair elle-même. La vérité lui fut révélée à la prière de ses frères : il vit un enfant dans le calice et, lorsqu’après cela il confessa avec foi « je crois, Seigneur, que ce pain est Ton corps », la chair « qui était dans sa main se fit pain, conformément à la gloire du sacrement, il le mit dans sa bouche et le consomma, remerciant le Seigneur. Les ascètes lui dirent : Dieu connaît la nature humaine, Il sait qu’ils ne peuvent manger de la chair crue, c’est pourquoi Il transforme Sa chair en pain et Son sang en vin pour ceux qui les reçoivent avec foi[33] ».  Le Paterikon antique transcrit ainsi la conclusion de cet épisode : « Et les anciens lui dirent : Dieu connaît la nature humaine, Il sait qu’elle ne peut ingurgiter de la chair crue, c’est pourquoi il transforme Son corps en pain et Son sang en vin pour ceux qui les reçoivent avec foi[34] ».

On comprend mieux, désormais, pourquoi saint Hyppolite de Rome appelle le pain et le vin antitypa du Christ[35].

Cette conception de l’Eucharistie est dans la lignée de la mystique orthodoxe traditionnelle, selon laquelle Dieu « réside dans Sa gloire (...), mais Il nous a pris en pitié et, pour que nous ne périssions pas, Il a déroulé la ténèbre qui ne Le recouvre pas Lui, mais nous[36] ». « Ou ne sais-tu pas que les âmes humaines ne pourraient jamais supporter le feu de ce sacrifice, mais périraient toutes, sans l’aide de la grâce divine ? », interroge Chrysostome à propos de la Liturgie[37]. Ainsi donc, la grâce cache les miracles !

10) Le sens de la communion

Sacramenta faciunt Ecclesiam. Les sacrements sont le fondement de l’Église. Saint Irénée de Lyon, commentant le verset de l’apôtre Paul « nous sommes les membres de Son corps » (Eph 5, 30), écrit : « Cet organisme même est nourri de la coupe qui est le sang du Christ et fortifié par le pain qui est son corps. De même nos corps qui sont nourris par cette eucharistie, après avoir été couchés dans la terre et s'y être dissous, ressusciteront en leur temps, lorsque le Verbe de Dieu les gratifiera de la résurrection « pour la gloire de Dieu le Père » : car il procurera l'immortalité à ce qui est mortel[38]. »Ainsi les cœurs doivent-ils être lavés par le sang du Christ en vue de la Pâque.

Dans la communion, nous nous unissons à la Chair pascale du Christ. « L’Eucharistie est la chair de notre Sauveur qui a souffert pour nos péchés, mais que le Père a ressuscité[39] ». L’Eucharistie n’est donc pas seulement communion à la chair du Christ, mais communion à sa chair ressuscitée, communion à un corps qui a déjà vaincu la mort.

Pâques est le commencement d’une nouvelle existence. Des particules de ce nouveau cosmos font irruption en nous, afin d’affaiblir la pression de la chair sur notre liberté personnelle. La volonté propre de chacun de nous ne peut être directement guérie par le Christ, dans la mesure où Il ne l’a pas assumée. Mais Il la libère de la captivité des passions en nous donnant de communier à la nature humaine renouvelée et guérie, transfigurée. C’est pourquoi, par la communion, nous revenons à l’état de l’humanité au jardin d’Eden : notre passé peccamineux cesse d’oppresser notre libre arbitre et nous faisons librement notre choix, sans éprouver une pression trop importante de la part de notre passé de pécheurs, des habitudes de notre nature déformée par le péché. La voie du péché, la voie de la dégénérescence dans le péché se poursuit ainsi : le libre arbitre, inclinant jour après jour au péché, dégrade peu à peu la nature, et la nature, dans sa déchéance, amoindrit la liberté de la personne. Le chemin de guérison consiste en l’absorption par le Christ de notre nature humaine en Sa divinité. Elle n’a plus alors le loisir de pécher et se trouve guérie en Lui. La nature humaine se trouve pénétrée de tous les attributs divins, « recréée par le Seigneur[40] ». Et Il nous rend la nature humaine, déjà guérie, afin de guérir la volonté propre de chaque homme en particulier par la guérison de la nature. « Ainsi, afin que nous devenions membres de la chair du Christ non seulement par l’amour, mais en actes, nous devons nous unir à Sa chair (...) Celui qui vous a donné Son Fils, fera d’autant plus pour vous dans le futur. J’ai désiré devenir votre frère ; Je me suis assimilé la chair et le sang pour vous, et ce corps et ce sang par lesquels Je vous suis devenu consanguin, Je vous les redonne[41]. » Dieu a pris notre chair pour nous la rendre guérie et portant l’empreinte de l’Esprit de vie, d’immortalité.

Afin de mieux comprendre l’Eucharistie, appliquons-lui la méthode appelée périchorèse en christologie. Dans la mesure où les deux natures du Christ (nature humaine et nature divine) n’ont qu’une seule Personne, tous les actes posés par le Christ n’ont qu’un seul sujet. Ainsi s’expliquent des actes et des sentences paradoxales : on peut dire que Dieu eut les mains percées, bien que la Divinité n’ait pas de mains et que la nature invisible et spirituelle de la Divinité ne puisse être saisie. On peut dire que le Créateur s’est senti fatigué ou a eu faim. On peut dire au contraire que le charpentier de Nazareth a ressuscité Lazarre ou remis les péchés.
C’est pourquoi la communion à la nature corporelle du Christ apparaît comme communion au feu de Sa Divinité : « Seuls ceux des hommes qui  reçoivent le saint corps du Christ et boivent Son sang ont part et communient à la nature divine. Car l’un et l’autre sont unis hypostatiquement à la Divinité et dans le Corps du Christ qu’ils reçoivent, les deux natures sont inséparablement unies par hypostase[42]. »

C’est pourquoi nous disons que le Christ tout entier nous est donné dans la Communion : pas une parcelle de Sa chair, mais Lui tout entier, avec Sa nature divine. La communion à la Chair du Christ nous fait « participants de la nature divine ».

11) Conditions d’efficacité

L’orthodoxie admettrait-elle une forme de magie ? Notre explication de la liturgie n’est-elle pas trop archaïsante ? Nous reviendrons sur cette dernière question. Mais l’orthodoxie affirme bel et bien que le Seigneur garde les hommes par Sa grâce ou « énergie », puissance ontologique réelle. Nous sommes convaincus que la religion se ne limite pas aux cantiques, que dans la vie religieuse, l’intervention divine a beaucoup plus d’importance.

Si la Liturgie est « œuvre commune », en quoi consiste donc « l’œuvre » liturgique ? C’est ici, à mon sens, que réside la différence fondamentale entre le protestantisme post-luthérien et l’orthodoxie. L’expérience orthodoxe montre que la prière, l’invocation de l’aide divine n’est pas la seule forme de rencontre avec les puissances supérieures. L’homme est également capable de certains actes attirant la grâce divine.

Action divine et action humaine doivent se rencontrer. La Liturgie – œuvre commune – est le lieu de cette rencontre. Dieu requiert de l’homme qu’il Lui offre en sacrifice ce qui ne Lui appartient pas : soi-même[43]. Dieu nous a donné notre vie qu’Il a créée, nous rendant maîtres de nous-mêmes. Et ce don, nous devons le rendre au Créateur, afin qu’il ne soit pas dérobé par la mort. Dieu n’a besoin ni de bœufs, ni de boucs mais des hommes. Rien ne peut remplacer l’homme : « Que peut donner l’homme en échange de sa propre vie[44] ? »

On ne saurait librement offrir sa vie qu’à son bien-aimé. Et l’on ne peut aimer que ce dont la réalité est évidente. Le christianisme étant religion de l’amour, la question des preuves de l’existence de Dieu n’est pas naturelle pour la théologie chrétienne. Il n’y a pas d’amour sans être aimant. Et Dieu nous a prouvé Son amour en donnant Son Fils unique. Il y a l’offrande – le Christ – donc Dieu existe.

La religion chrétienne[45] est échange d’amour : « C’est pourquoi, si quelqu’un aime Dieu, Dieu lui communique Son amour[46]. « Le sacrement de l’amour fait de nous des dieux (...) A la place de la foi en Son existence, l’amour rend possible de communier à Lui dans le présent[47] ».

Par conséquent, dans l’orthodoxie, la communion n’a rien d’un automatisme. Là où il n’y a pas d’amour, il n’y a pas de communion au Dieu d’amour. « Je vous le dis à l’avance et vous en conjure à pleine voix : qu’aucun de ceux qui se connaissent des ennemis ne s’approche de la sainte table et ne reçoive le Corps du Seigneur ; qu’aucun de ceux qui s’approchent de la table n’ait d’ennemi ! (...) Au moment même du sacrifice, le seul acte de justice qu'il vous recommande, c'est la réconciliation avec votre frère, faisant voir par là que la charité est la plus excellente de toutes les vertus. (...) Jésus-Christ a donné sa vie pour vous, et vous persistez à être ennemi de votre frère; pourrez-vous donc vous présenter à la table de paix?[48] ».

Une sorte « d’éthique liturgique » s’est même élaborée dans l’orthodoxie : se conduire avec son prochain comme avec un communiant. S’il communie, il porte en lui une parcelle du Christ. Tu ne sais toujours pas respecter l’homme ? Et bien respecte au moins le Christ qui est en lui ! Ce n’est pas un hasard si Chrysostome appelle « salutations redoutables » l’exclamation liturgique « le Christ est au milieu de nous ! »[49].

Si cette condition n’est pas respectée, « la Lumière brille sur toi qui es aveugle, le feu te réchauffe sans te toucher, la vie t’effleure sans s’unir à toi, l’eau de vie s’écoule au travers de toi comme en suivant le caniveau de ton âme, n’ayant pas trouvé d’accueil digne d’elle[50] ».

La dignité de l’accueil que l’homme réserve à la grâce, ne dépend pas, d’ailleurs, de la rareté de nos communions, du fait que nous nous y soyons « bien préparés ». Comme le remarquait l’archevêque Basile, « nous ne devenons pas dignes de la communion en communiant rarement[51] ». Autrefois, la question de la régularité de la participation du chrétien à la « cène d’immortalité[52] »  était nettement tranchée : « Celui qui ne communie pas aux Saints Mystères se conduit honteusement et insolemment[53] ».

12) La Liturgie et la Sainte Cène

Le monde chrétien connaît bien les controverses sur ce qui se passe au cours de la Liturgie.

La plupart des dénominations protestantes voient dans la « fracture du pain » un simple mémorial de la Sainte Cène. Les orthodoxes et les catholiques leur opposent que le souvenir ne nourrit pas. Les protestants avancent cependant un argument de poids : la Sainte Cène a eu lieu une fois pour toutes, on ne peut, il n’y a pas de sens à répéter le sacrifice du Christ : « Le Christ n’est pas venu (...) pour s’offrir à de multiples reprises (...), sans quoi il aurait dû souffrir plusieurs fois depuis la fondation du monde. C’est maintenant, une fois pour toutes, à la fin des temps qu’il s’est manifesté pour abolir le péché » (Heb 9, 24-26).
Ainsi, la théologie catholique tridentine, selon laquelle le prêtre reçoit des pleins-pouvoirs pour répéter la Sainte Cène, ne tient pas au regard de la Bible. Mais la position protestante ne ferme-t-elle pas la porte du cénacle ? La Sainte Cène ne se transforme-t-elle pas en un épisode ésotérique, fermé sur lui-même, auquel participèrent un jour douze élus mais dont le reste de l’humanité est exclu ?

La réponse orthodoxe fut formulée au Concile de Constantinople de 1157 : « Qu’ils soient trois fois anathèmes, ceux qui, ayant entendu la parole du Sauveur sur la sainte célébration des Divins Mystères “Faites ceci en mémoire de moi” et, ne comprenant pas le mot « mémoire », osent dire que ce mémorial renouvelle symboliquement le Sacrifice de Son Corps et de Son Sang, offert sur la Croix par notre Sauveur pour notre libération et notre purification et qu’il renouvelle le Sacrifice quotidien de la célébration des Divins Mystères (c’est-à-dire de la Liturgie) (...), et pour cette raison affirment qu’il s’agit d’un autre sacrifice que celui offert au commencement par le Sauveur et qu’il se rapporte à ce dernier en tant que rêverie et symbole. En effet, ils abolissent l’immuabilité du sacrifice et le sacrement de la redoutable et divine célébration, par laquelle nous sommes fiancés à la vie éternelle, comme l’expose notre divin père Jean Chrysostome dans plusieurs de ces commentaires du grand Paul[54] ».

Ainsi la Liturgie n’est-elle pas un « autre » sacrifice que celui offert à la Sainte Cène. Les mots « symbole » ou « mémorial » sont certes employés à propos de l’Eucharistie, mais la tradition orthodoxe leur donne un sens plus ontologique que le langage courant.

La notion de « symbole » est ici comprise comme la rencontre à laquelle aspire l’esprit. Le déroulement de la Liturgie s’organise selon un mouvement allant de l’allégorie au symbole ontologique et à la réalité, de la « liturgie des catéchumènes » à la « liturgie des fidèles »[55]. La première partie de la liturgie retrace l’histoire du salut ; la seconde partie actualise ce salut. Comme le remarquait fort justement Hans Urs von Balthazar, spécialiste catholique de la tradition orthodoxe (récompensé, fait exceptionnel, de la croix dorée du Mont Athos), « les sacrements sont entièrement soumis à la dynamique du passage du signe à la vérité[56].

Et se « souvenir » du moment de la manifestation de la Vérité, pour un esprit plus traditionnel que contemporain, ne signifie pas seulement évoquer en pensée des évènements passés, mais revenir « en ce temps-là ». Décrivant la façon de vivre le rituel dans les sociétés religieuses traditionnelles, Mircea Eliade constate que le cours du temps s’interrompt paradoxalement dans la perception de ceux qui participent à n’importe quel rituel. Tout sacrifice est offert jadis une fois pour toutes, dans ce temps normatif appelé « in illo tempore », en ce temps-là. Répétant le sacrifice initial, les rituels reproduisent moins cette offrande que « ce temps-là », s’identifiant à lui. « Tout sacrifice répête le sacrifice initial et coïncide en temps avec lui[57]. »

Le Christ n’a pas voulu écarter cet archétype, présent dans la conscience de Ses disciples, l’estimant donc convenable à la compréhension de Son propre sacrifice. C’est cette appréhension du mystère chrétien qu’exprime verbalement le Concile de 1157, et que l’on retrouve plus près de nous chez saint Philarète de Moscou lorsqu’il explique : « Il me semble, cher père Recteur, que la parole : “Ceci est Mon corps, livré pour vous”, redite en tous temps jusqu’à ce que le Seigneur revienne, met en évidence la perpétuelle continuité et le renouvellement d’un seul et même sacrifice, puisqu’il n’y a qu’un seul Corps du Christ[58]. »

La liturgie orientale chrétienne a donc conservé intact l’archétype religieux ancestral, tandis que la théologie liturgique catholique perçoit le temps liturgique comme un temps profane, qui peut être répété « par le pouvoir du prêtre », et c’est là une profanation bien plus grave du mystère de l’Église que les exagérations autoritaristes des prérogatives de l’évêque de Rome, « vicaire du Christ ». En liturgie, l’homme est toujours récepteur. Le véritable sacrifice n’est apporté que par Dieu seul. Le sacrifice ne consiste pas à attendrir Dieu, il est don au monde de la puissance divine, par laquelle le chaos est ordonné.

Ce ne sont pas nos actes, mais la puissance divine qui change les conditions ontologiques de notre existence, et nous pouvons entrer dans ce moment ontologique où les hommes communièrent pour la première fois à l’Eternité, chez les apôtres au cénacle, au soir du Jeudi Saint. Nous participons à ce même banquet, nous n’en faisons pas simplement mémoire, nous ne le répétons pas.

Nous entrons dans la demeure dont l’Ancien Testament prédisait : « La sagesse a bâti sa maison, elle a taillé ses sept colonnes, elle a abattu ses bêtes, préparé son vin, elle a aussi dressé sa table. Elle a dépêché ses servantes et proclamé sur les buttes, en haut de la cité (...) Venez mangez de mon pain, buvez du vin que j’ai préparé » (Prov 9, 1-5).

Diacre André KOURAEV

 Après le Chant des Chérubins. 1e partie

Après le Chant des Chérubins. 2e partie

[21] Ouspensky, N. Anafora, p. 68.

[22] Saint Grégoire le Théologien. Lettres. In : Tvorenia, 6e partie. Moscou, 1848, p. 84.

[23] Saint Jean Chrysostome. Six discours sur le sacerdoce. Traduit sur le texte russe d’après l’édition de Forestville, 1987, p. 34.

[24] Cette invocation fait partie des prières pour l’unité de l’Église : « Comme ce pain dispersé sur les collines forme désormais un tout, fais de tous les peuples Ton Église, fais d’elle l’Église une, vivante et catholique (...) Fais de nous des hommes vivants, donne nous l’Esprit Saint ». Cité d’après Ouspensky, N. Anaphore, p. 57, 75.

[25] Saint Maxime le Confesseur. Mistagoguia [Mystagogie]. In : Tvorenia [Œuvres], 1e partie. Moscou, 1993, p. 174.

[26] Cité in : Lubac, Henri de. Katolitchestvo, p. 68, 64.

[27] Cabasilas, Nicolas. Izasnenie Bojestvennoï Liturguii [Explication de la Divine Liturgie], chap. 38. In : Pisania sviatykh otsov i outchiteleï Tserkvi, otnosiachtchiesia k istolkovaniou pravoslavnogo bogosloujenia [Ecrits des saints pères et docteurs de l’Église sur l’explication de la liturgie orthodoxe], t. 3. Saint-Pétersbourg, 1857, p. 384-385.

[28] Saint Méthode d’Olympe. Pir desiati dev, ili o devstve [Le festin des dix vierges, ou de la virginité] 3, 8. In : Sv Mefody, episkop i moutchenik..., op. cit., p. 28.

[29] La Didache. Cité d’après : Rannie otsy Tserkvi. Antologuia [Les Pères de l’Église primitive. Antologie]. Bruxelles, 1988, p. 21.

[30] Cité d’après Lubac, Henri de. Katolitchestvo, op. cit., p. 326.

[31] Au regard de l’éternité.

[32] Drevny Paterik [Paterikon antique]. Moscou, 1899, p. 339.

[33] Izretchenia eguipetskikh otsov. Pamiatniki literatoury na koptskom iazyke [Sentences des Pères d’Égypte. Monuments littéraires en langue copte]. Saint-Pétersbourg, 1993, p. 74.

[34] Drevny paterik, p. 336.

[35] Saint Hyppolite de Rome. Apostolskoe predanie [La tradition apostolique]. In : Bogoslovskie troudy n°5. Moscou, 1970, p. 290.

[36] Cité d’après archevêque Basile Krivochéine. Prepodobny Simeon Novy Bogoslov [Saint Syméon le Nouveau Théologien]. Nijny-Novgorod, 1996, p. 248.

[37]

[38] Irénée de Lyon. Contre les hérésies 5, 11, 3.

[39] Saint Ignace d’Antioche. Lettre aux Smyrniotes 7.

[40] L’idée de la chair de Jésus ressuscité « recréée par le Seigneur et Christ » et devenue entièrement divinisée, jusqu’à en perdre ses caractéristiques charnelles est avancée par saint Grégoire de Nysse dans son Contre Eunome, au livre 6. Si cette chair n’a déjà plus les caractéristiques de notre corps ordinaire, il n’y a pas lieu de s’étonner lorsque nous recevons le pain, qui ne ressemble en rien à la viande. Sur la notion de « corps spirituel » dans la littérature patristique, voir Sidorov, A. Primetchania [Remarques], in : Tvorenia avvy Evagria [Les œuvres d’Évagre]. Moscou, 1994, p. 323-327.

[41] Saint Jean Chrysostome. Homélies sur l’évangile selon saint Jean, 46.

[42] Saint Jean Damascène. Défense des icônes, troisième discours. D’après le texte russe in : Simvol [Symbole] n°18, Paris, 1987, p. 136.

[43] Ce don de soi s’exprime au minimum par l’offrande d’une part de son temps : « Des 168 heures de la semaine, Dieu ne s’en est réservé qu’une ; perdras-tu vraiment celle-là aussi pour vaquer à tes occupations ? » (Saint Jean Chrysostome. Homélies sur le repentir, 9. Traduit sur le texte russe : Tvorenia, t. 2, livre 1, p. 385. A propos, cela signifierait-il que la Liturgie était plus courte à l’époque de Jean Chrysostome que dans la Russie contemporaine où elle dure au moins deux heures ?

[44] C’est la raison pour laquelle le culte vétérotestamentaire restait infructueux : il tentait de remplacer l’irremplaçable.

[45] On fait parfois remonter le mot religion à re-ligio, « re-lier » ou « lien inversé ». Cf. Diakonov, I. Predislovie [Préface]. In : Iakobsen, T. Sokrovichtcha tmy. Istoria mesopotamskoï religuii [Les Trésors de la ténèbre. Histoire de la religion mésopotamienne]. Moscou, 1995, p. 5.

[46] Saint Macaire d'Egypte. Homélies spirituels. Moscou, 1880, p. 156.

[47] Saint Maxime le Confesseur. Lettre à Jean sur l’amour. In : Tvorenia, 1e partie, p. 146-147.

[48] Jean Chrysostome. Homélies sur la trahison de Judas.

[49] Ibid.

[50] Saint Syméon le Nouveau Théologien, cité d’après Krivochéine, Basile. Saint Syméon le Nouveau Théologien, p. 126.

[51] Ibid., p. 137.

[52] Clément d’Alexandrie. Stromates 7, 3.

[53] Saint Jean Chrysostome. Homélies sur l’épître aux Ephésiens, 3.

[54] Cf. Ouspensky, N. Vyzantiyskaïa litourguia [La liturgie byzantine]. In : Bogoslovskie troudy [Recherches en théologie], n°26. Moscou,, 1985, p. 15-16. Cet anathème a été proclamé en Russie jusqu’en 1776. Sur ce concile, voir Tcheriomoukhine, P. Outchenie o domostroïtelstve spassenia v bizantiyskom bogoslovii (episkop Nikolaï Mefonsky, mitropolit Nikolaï Kavasila i Nikita Akominat) [La doctrine de l’économie du salut dans la théologie byzantine (l’évêque Nicolas de Methon, le métropolite Nicolas Cabasilas et Nikita Akominat). In : Bogoslovskie troudy n°3. Moscou, 1964.

[55] « Le théâtre est allégorique, l’office divin symbolique car les hommes ne jouent pas à prier, ils prient réellement. Cette comparaison permet de délimiter l’orthodoxie du protestantisme. La doctrine protestante des sacrements est allégorique, la doctrine orthodoxe est symbolique. Là-bas, pieuse évocation des énergies divines, ici leur émanation réelle, même, parfois, sans piété particulière » ; Losev, A. Dialektika mifa [Dialectique du mythe]. In : Filosofia, mifologuia, koultoura [Philosophie, mythologie, culture]. Moscou, 1991, p. 50-51.

[56] Cité d’après Jivov, V. Mistagoguia Maxima Ispovednika i razvitie vizantiyskoï teorii obraza [La mystagogie de Maxime le Confesseur et le développement de la théorie byzantine de l’image]. In : Khoudojestvenny iazyk srednevekovia [Le langage artistique au Moyen-Age]. Moscou, 1982, p. 114.

[57] Eliade, Mircea. Kosmos i istoria [Le Cosmos et l’histoire]. Moscou, 1987, p. 56.

[58] Lettres du métropolite de Moscou Philarète au défunt archevêque de Tver Alexis, op. cit., p. 10.

 

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