Une seule obligation – être un chrétien orthdoxe
– Monseigneur, vous êtes président de la commission interconciliaire chargée des questions de droit canon. Aujourd’hui chacun aime parler de ses droits, mais on oublie ses obligations. Quelles sont les plus importantes pour nous ?
– Il n’y a qu’une seule obligation : être un chrétien orthodoxe. Chaque jour, et non pas seulement le samedi et le dimanche. A toute heure. Témoigner de sa foi partout durant toute sa vie.
–Qu’est-ce qui caractérise notre époque ? Quels sont les défis auxquels sont confrontés les chrétiens aujourd’hui ?
– Je nommerai tout d’abord les problèmes liés à l’éducation des jeunes. Aujourd’hui, notre vie est largement envahie par un esprit non orthodoxe auquel chaque enfant est confronté dès les premières années de sa vie. L’église et les parents doivent bien sûr protéger les enfants de cela. Mais protéger ne suffit pas, il faut donner quelque chose de positif. Il faut que dès leur plus jeune âge les enfants participent aux sacrements de l’Eglise, afin qu’ils prennent conscience de ce qu’on pourrait appeler leur particularité. Nous, chrétiens, ne sommes pas de ce monde. Et nous ne devons pas nous y conformer. Oui, nous vivons dans ce monde mais nous vivons conformément à nos idées, selon notre règle propre.
Les enfants sont confrontés à l’opposition du monde de façon très aiguë dans le contexte scolaire, surtout en Occident où l’enfant peut-être le seul orthodoxe de sa classe. Il est naturellement contraint à défendre sa position. Or pour cela il doit reconnaître son côté exceptionnel, sa particularité. Il doit savoir qu’un chrétien ne peut se comporter comme tout le monde, penser comme tout le monde, agir comme le font tous ses camarades d’école. Il doit comprendre la valeur de sa foi, savoir qu’il possède quelque chose que d’autres n’ont pas. Car le fait même de communier le place au-dessus du niveau général. Même l’organisation de ses journées, qui commence avec les prières du matin et s’achève avec les prières du soir, est différent de celui des autres. Lorsque l’enfant en prend conscience, il peut vivre dans la paix. Sinon, soit il sera toujours oppressé ou tout simplement se fondra dans la masse.
Faire ce que tout le monde fait, nager dans le courant avec les autres est naturel pour la jeunesse de n’importe quel pays, pas seulement en occident. Pour un orthodoxe, y succomber est très dangereux parce qu’on peut facilement y perdre son moi, son originalité. Alors seulement on comprend quelle trésor on possède : la foi orthodoxe, la tradition de l’Eglise, et on vit vraiment sa vie. En occident cette situation est rendue plus difficile par le choix d’être russe ou non, de connaître telle ou telle langue etc. La vie pose à la jeunesse des questions complexe. Et il est important que celle-ci connaisse les bonnes réponses.
Le monastère et le monde
– Monseigneur, ceux qui ont choisi la voie monastique expérimentent la pression du monde. Quels défis estimez-vous les plus dangereux ?
– Tout d’abord, c’est la numérisation du monde et de l’homme. Bien sûr, cela facilite grandement notre vie, cependant, l’homme n’en n’est que plus enclin, ou plus contraint, à travailler encore plus. On pense ainsi : tu as un ordinateur, donc tu peux faire ton travail rapidement, et on te donne deux tâches supplémentaires. Mais le moine dans cette situation perd pied et finit par ne pratiquement plus prier. Quelles étaient autrefois nos obédiences monastiques ? C’était toujours des tâches durant lesquelles on pouvait prier. On tressait des paniers, on cultivait le jardin… Nos moines, par exemple, fabriquent des cierges. Ils fabriquent des cierges en priant. A l’imprimerie, prier est déjà plus difficile, mais le plus difficile est la préparation des documents pour l’impression : ce genre de travail exige de la concentration et on ne peut pas prier en même temps. On peut seulement, si l’on est un moine expérimenté, garder la prière dans son cœur.
C’est pourquoi j’exige que les moines qui s’occupent de ces obédiences s’interrompent toutes les demi-heures pour faire 10 métanies et dire 25 prières de Jésus, et ensuite reviennent à leurs travaux. Je sais par expérience que c’est efficace. Beaucoup ont peur d’interrompre leur travail : ils pensent qu’ils vont se distraire et perdre le fil de leur pensée. Mais ce n’est pas le cas, au contraire, après la prière la pensée est plus claire et de nouvelles idées arrivent. C’est ce que je faisais à l’université : toutes les demi-heures je m’interrompais pour prier et le travail était ensuite plus fluide qu’auparavant. Bien sûr, cela demande une discipline intérieure.
L’autre défi, c’est que les moines, hélas, doivent communiquer avec le monde bien plus souvent qu’autrefois. Surtout si le monastère n’est pas isolé mais dans une ville ou une banlieue. Il y a alors plus de tentations liées avec la nécessité d’avoir des contacts avec le monde: sortir pour aller faire des courses, régler des affaires… Et si le moine n’apprend pas à avoir l’attitude qui convient, à se préparer, à garder la prière, à ne pas regarder les choses qui ne lui sont pas utiles, ces contacts avec le monde peuvent porter un grand préjudice à son âme. Et bien sûr, il faut les réglementer, les limiter. Cela est très difficile mais il faut le faire.
En outre, l’utilisation des ordinateurs et autres gadgets doit être limitée : on ne doit en aucun cas les avoir en cellule, seulement sur les lieux de travail.
Encore une chose : les gens qui viennent au monastère apportent avec eux des habitudes du monde bien installées. La plus répandue d’entre elles est de suivre les informations, de se tenir au courant des évènements du monde. Toutefois cela n’est pas nécessaire au moine. Cette habitude est si ancrée chez les gens aujourd’hui qu’on ne peut s’en défaire qu’en se faisant violence.
Moi-même, malheureusement, je suis obligé de connaître certains évènements, cependant je ne regarde pas tous les jours les nouvelles. Je sais que s’il se passe quelque chose d’important, nos paroissiens m’appelleront pour me raconter. Et si cela est vraiment important pour nous, l’higoumène ou moi-même en informons nos moines. Mais la chasse aux informations, telle qu’elle est répandue dans le monde, doit être exclue du monastère : elle éloigne de la vie monastique.
La famille constitue un grand problème. Ce problème est beaucoup plus compliqué à régler que dans les années passées. Les entrevues avec la famille doivent être limitées afin que le moine ne se laisse absorber par le monde. Le monde envahit très facilement un couvent et il faut être très vigilant pour ne pas se laisser prendre. Grâce à Dieu, il y a l’Athos où l’on peut se tenir à l’écart du monde.
Voila, me semble-t-il, les principaux défis auxquels est confronté le monachisme contemporain.
La discipline, l’obéissance, sont également des choses très difficiles. Autrefois il était plus facile de se soumettre à une discipline parce que l’obéissance était naturelle dans la famille, elle était cultivée depuis l’enfance. Aujourd’hui cela n’est plus et la personne qui arrive au monastère apporte avec elle un esprit de désobéissance et d’orgueil, elle est obligée de se libérer de quantité de choses auxquelles elle est habituée.
Beaucoup de choses doivent être rompues. Par exemple, les jeunes moines doivent souvent se lever tôt pour l’office. D’ailleurs, cela était plus facile à l’époque où les jeunes gens passaient par l’armée : ils s’y habituaient à se lever tôt, ce qui au monastère ne leur paraissait pas surprenant. Aujourd’hui beaucoup ne servent pas dans l’armée et pour eux se lever tôt est un gros problème.
Tous les monastères sont confrontés à la désobéissance, c’est un malheur de notre temps. Et l’insubordination est une chose terrible.
– Revenons à l’éducation des enfants et des jeunes : dernièrement, les séries, dans lesquels sont montrés comme habituels la dépravation, la corruption, le manque de principes sont très populaires. On peut en dire autant des jeux auquel jouent les jeunes. A quoi cela conduit-il, et à quoi les parents devraient-ils réfléchir ?
– Cela conduit au diable ! Mais les parents qui se contentent d’interdire ces films et ces jeux ont tort : on ne construit pas une vie sur des interdictions !
En échange de cela il faut proposer aux enfants, quelque chose qui donne à leur vie un fondement. Une fois qu’ils ont cette structure, ils se débrouilleront tout seuls, ils comprendront eux-mêmes ce que sont ces films. Ils comprendront que c’est sale, laid, que l’homme s’en détourne naturellement, parce qu’il tend vers la pureté. Parce qu’il aspire à la résurrection, à la vie éternelle où sont la pureté, la joie, la lumière. Et ces films et programmes remplissent l’âme de ténèbres.
D’ailleurs, dans les années 1950-1960, un psychologue américain a découvert que les enfants de notre époque, à l’âge préscolaire, ont déjà vécu autant que leurs grands-parents durant toute leur vie. Parce que les enfants passent leur temps devant la télévision. Mais si l’on y réfléchit, tous ces programmes nous chargent d’information inutile. Complètement inutile ! Aux enfants comme aux adultes ! En rentrant de l’Athos où j’avais passé deux-trois mois, j’ai trouvé sur la table des coupures de journal et j’ai regardé la première et la dernière : c’était le même contenu ! Et tout cela ne concerne ni ma vie ni moi personnellement. Chacun devrait prendre conscience de cela. J’ai déjà parlé de cela : aujourd’hui les gens sont très dépendants des informations. J’en connais qui regardent les informations quatre ou cinq fois par jour. A quoi cela sert-il ? A rien. Si à la place on priait, si on lisait au moins un psaume ou 20 prières de Jésus, ce serait beaucoup plus utile.
L’information inutile surcharge notre cœur, si bien que nous ne pouvons plus prier.
Lis les prières. Lis le Psautier. Et si tu es en âge, lis aussi le commentaire du psautier. Bien sûr, le Psautier est un livre difficile mais il est présent dans tous les offices. Aussi est-il utile de connaître ses versets, de les étudier, de regarder ce que les pères ont écrit dessus, de les vivre. C’est cela, le monde réel. Tandis que ce qui se passe en Amérique ou en Afrique… cela ne me concerne pas ! Cela ne peut que m’énerver et remplir mon intelligence et mon cœur d’information inutile. D’ailleurs cette information inutile finit par avoir sa propre vie dans le cœur de l’être humain. Elle le surcharge, si bien qu’on est plus capable de prier. On vient voir le prêtre en larmes : « Père, je n’arrive pas à prier ! » - et la cause en est que le cœur surchargé n’a pas de place pour la prière : cette information inutile, superflue, a tout envahi. Si vous mettez trop d’informations dans votre ordinateur, il bug, refuse de fonctionner. Le cœur de l’homme, malheureusement, ne bug pas, mais il se sature et ne peut plus rien accepter, ce qui est mauvais pour l’homme.
Nous devons sans cesse choisir. Nous savons bien que l’homme ne peut à la fois jouer, par exemple, du piano ou du violon, et fendre du bois pour le feu. Il ne peut faire qu’une chose à la fois. Mais il pense le contraire et ne fait rien. Je dis souvent aux gens : « Accorde-toi au moins cinq minutes pour faire une chose et ne fais que cela. Ensuite fais autre chose. Fais une liste des choses à faire et réfléchis : est-ce obligatoire ? Sans aucun doute. Mais cela ne prend que cinq minutes. Le reste du temps, prie». Ceci est une approche systématique du temps. Le temps est un talent qui nous est donné. Nous devons travailler avec lui, comme dans la parabole des talents : il faut utiliser nos talents. Lorsque nous l’employons à rester assis à remplir notre cœur des nouvelles du monde, qui ne nous sont pas nécessaires, nous enterrons ce talent.
– Mais nous sommes bien obligés de regarder les nouvelles …
– Regarder les nouvelles une fois par jour est largement suffisant. Beaucoup s’en rendent si dépendants qu’ils frémissent d’impatience lorsqu’on les retarde, par exemple par une conversation, parce qu’ils doivent absolument regarder les dernières informations. Cela arrive aussi aux prêtres.
La vie dans l’Eglise est une joie et un bonheur
– Monseigneur, depuis le commencement de l’Eglise, certainement, il existe dans le monde un stéréotype selon lequel l’Orthodoxie est ennuyeuse, morne, liée à des interdictions qui rendent l’homme malheureux. Comment montrer au monde et aux gens que le christianisme est une religion joyeuse et qu’elle donne à l’homme une possibilité illimitée pour se perfectionner ?
– Très simplement : par notre vie. Plus nous aurons une vie chrétienne et nous nous réjouirons de ce que nous avons, plus il nous sera facile de convaincre les autres.
Je réfute totalement l’idée que l’Eglise nous limite en quoi que ce soit. Au contraire : elle nous libère, avant toute chose, de nos passions. La vie dans l’Eglise, c’est la libération, et non pas la contrainte.
Si l’on nous parle, par exemple, du carême, je réponds ceci : « Lorsque le médecin prescrit un régime, c’est bien pire que le carême. Mais vous le suivrez avec attention parce que c’est le médecin qui vous l’a prescrit. Les paroles d’un prêtre sur la nécessité de jeûner ne sont pas moins importantes ni sérieuses».