Valentin Félixovitch Voïno-Iassenetski (9 mai 1877 – 11 juin 1961) fut un chirurgien et un scientifique de renommée mondiale, lauréat du prix Staline et de hautes distinctions de l’URSS. Mais il est aussi connu en tant que dignitaire de l’Eglise orthodoxe russe, l’archevêque Luc de Simferopol, qui passa onze ans en prison et en déportation à cause de sa fonction ecclésiastique.
Son œuvre principale, « Essais sur la chirurgie des purulences », a été rééditée plusieurs fois. Le professeur N.N. Volobuev, titulaire de la Chaire de chirurgie hospitalière de l’Université médicale de Crimée, affirme dans la préface de la cinquième et avant-dernière édition de 2000 : «Par ses mérites scientifiques, cliniques et littéraires le travail de V.F. Voïno-Iassenetski est unique et sans équivalent dans la littérature médicale mondiale. Intitulé modestement « essais » par l’auteur, il peut être à juste titre qualifié d’Encyclopédie de la chirurgie des purulences». Au total, V.F. Voïno-Iassenetski a rédigé 55 livres et articles médicaux.
Issu d’une famille noble appauvrie, V.F. Voïno-Iassenetski fait ses études de médecine à Kiev entre 1898 et 1903. A peine formé, il participe à la Guerre russo-japonaise en 1904 où il devient le chef d’une escouade chirurgicale à Tchita bien qu’il y eût des chirurgiens beaucoup plus âgés que lui. Là-bas, V.F. Voïno-Iassenetski se marie, la même année, avec Anna Vassilievna Lanskaïa, infirmière militaire. Après la guerre, il accumule de l’expérience en tant que médecin du zemstvo (assemblée provinciale) dans différents régions de la Russie. Il a le sentiment d’atteindre le but qu’il s’était fixé : «devenir médecin de campagne, médecin des moujiks, pour venir en aide aux pauvres gens », comme il l’écrit dans son autobiographie.
Machinalement, le jeune médecin de campagne commença à prendre des notes sur les cas médicaux qui l’avaient étonné par quelque aspect. Ensuite, il écrivit 3 articles. Ainsi c’était la vie elle-même qui lui suggérait un thème chirurgical brûlant. Au cours d’une opération, le patient faillit mourir à cause de la négligence avec laquelle une infirmière avait pratiqué l’anesthésie. Dès lors, le chirurgien se mit à en éviter l’usage. A l’époque, on discutait beaucoup des avantages comparés de l’anesthésie générale et de l’anesthésie locale, les chirurgiens provinciaux préféraient l’anesthésie locale, plus simple, dans les cliniques citadines, c’était le contraire. Valentin Voïno-Iassenetski se donna comme but de résoudre le problème de l’anesthésie à l’aide d’une méthode tout à fait nouvelle. Encore médecin de campagne, il avait lu le livre d’un chirurgien autrichien sur l’anesthésie régionale et commença tout de suite à opérer selon cette méthode, réalisant 538 opérations. Et à Moscou, on lui permit de rédiger une thèse sur ce thème. Pour cette thèse, comme il ressort d’une lettre de sa femme, il dut apprendre le français, lire près de 500 ouvrages en français et en allemand, ainsi que de nombreux ouvrages sur les examens de doctorat. Il prévoyait, en outre, de passer docteur vers janvier 1910.
L’anesthésie régionale, d’après Heinrich Braun, suppose d’introduire avec précision l’aiguille de la seringue de novocaïne dans le tronc nerveux indispensable à l’opération voulue. Mais cette méthode ne s’avéra pas si simple. Les accès faciles aux troncs nerveux sont loin d’être nombreux. L’anesthésie régionale exigeait des chirurgiens une profonde connaissance de l’anatomie topographique, où et comment passent les nerfs, vecteurs de la sensibilité de telle ou telle partie du corps. Valentin Voïno-Iassenetski s’attacha à l’implantation de cette méthode dans la chirurgie russe. Il chercha et trouva toujours plus d’accès aux troncs nerveux, dont l’anesthésie permettait d’insensibiliser d’un seul coup une grande surface du corps. Il découvrit un moyen d’atteindre avec son aiguille le nerf sciatique à sa sortie du bassin, une seule injection, et toute la jambe perd sa sensibilité. Par la suite, il parvint à découvrir qu’une seule injection dans ce qu’on appelle le nerf médian suffit à faire perdre sa sensibilité à tout le bras. Sa troisième découverte lui vint après qu’un savant eut mesuré 300 crânes humains, à la suite de quoi il connut clairement où il était le plus facile d’introduire de la novocaïne et de l’alcool dans le nerf trijumeau.
Mais en travaillant dans les cliniques, Valentin Félixovitch s’était tellement appauvri qu’il lui fallut d’urgence trouver asile dans un autre hôpital de campagne, de plus, en décembre 1908, mourut le professeur Diakonov, directeur de l’externat où étudiait Valentin Voïno-Iassenetski. Un mois plus tard, il se rendait au village de Romanovka, dans le gouvernement de Saratov. Là, furent récoltés de nombreux matériaux qui entrèrent dans sa thèse et son futur livre sur la chirurgie infectieuse. C’est là également que, dans des conditions extrêmement difficiles, il accomplit un grand travail pratique. Outre la réception des patients et les visites à domicile, toute la chirurgie de l’hôpital lui retombait dessus. « Je faisais, à Romanovka, pas moins de 300 opérations par an » rappelle-t-il dans sa biographie. En 1909, il commence à effectuer des recherches au microscope sur les tumeurs. Il passait toutes ses vacances à Moscou, à examiner les crânes et les cadavres, à la recherche de nouvelles méthodes d’anesthésie régionale. En 1910, sa famille déménage à Pereslavl Zalesski, où il poursuit le même travail.
La pauvreté ne lâcha pas sa famille pendant des années. En 1913, après la naissance d’un 4° enfant, on dut se séparer de la cuisinière. On économisait toute l’année pour le voyage de Valentin Félixovitch à Moscou, en vue de ses recherches scientifiques, et ensuite à Kiev, pour passer les examens de sa thèse. A Pereslavl Zalesski, Voïno-Iassenetski fit près de 1000 opérations stationnaires ou légères par an. Le médecin principal de l’hôpital faisait, dans sa salle d’opération, décidément tout ce que faisaient les chirurgiens du début des années 20. La première année, il entreprit 78 opérations diverses sur les yeux, pratiqua de nombreuses fois l’ablation de la glande thyroïde, quelques opérations de l’oreille moyenne, enleva des tumeurs cancéreuses de l’estomac et du cerveau, opéra en tant qu’accoucheur, urologue, gynécologue. Il fit beaucoup dans le domaine de la chirurgie des canaux cholédoques, de l’estomac, de la rate, du cerveau. En outre, il essaya toutes les formes d’anesthésie et de narcose, et se convainquit définitivement des avantages de l’anesthésie régionale.
En 1916, il défendit sa thèse. L’un de ses contradicteurs, le professeur Martynov, réagit à son travail de la manière suivante : « Nous avons l’habitude de voir des thèses de doctorat écrites sur un thème donné, dans le but d’obtenir les plus hauts postes du service, et leur valeur scientifique n’est pas bien grande. Mais quand j’ai lu votre livre, il m’a fait l’effet du chant d’un oiseau qui ne peut faire autrement que chanter, et je l’ai hautement apprécié. »Valentin Félixovitch écrivit plus tard dans son autobiographie : «L’Université de Varsovie a accordé à ma thèse un prix important, le prix Chojnacki, de 900 roubles d’or, attribué « aux meilleurs essais proposant une nouvelle voie à la médecine ». Cependant, je ne pus recevoir cet argent, car le livre avait fait l’objet d’un tirage limité, seulement sept cents cinquante exemplaires, qui furent vite vendus dans les librairies où je l’avais distribué, et je ne pus présenter à l’Université de Varsovie un nombre suffisant d’exemplaires ».
Après la révolution bolchevique, il choisit de ne pas émigrer. En 1917, V.F. Voïno-Iassenetski était déjà responsable d’un hôpital à Tachkent, en Asie Centrale, et père d’une nombreuse famille. Son collègue, le médecin Lev Ostanine, décrit ainsi les événements de ces années : « C’était une époque alarmante. Dans les années 1917-1920, il faisait sombre dans la ville. A n’importe quelle heure de la nuit, Voïno s’habillait et venait à mon appel. Parfois, les blessés arrivaient les uns après les autres. On les opérait souvent tout de suite, de sorte que nous passions la nuit sans sommeil ».
Mais même à cette époque, il ne passait pas un jour sans se livrer à des travaux scientifiques. Le thème en était, une fois de plus, dicté par sa pratique de médecin de campagne, quand il comprit quelle énorme signification avait la chirurgie infectieuse et combien les connaissances qu’il en avait acquises à l’université étaient limitées. Et il se donne pour objectif une exploration personnelle profonde du diagnostic et de la thérapie des maladies infectieuses. Des décennies avant la découverte des antibiotiques, à un moment où les moyens de lutte contre l’infection des blessures étaient négligeables, Voïno-Iassenetski s’attela à un livre sur la manière de contrecarrer le processus infectieux par des méthodes chirurgicales. Il fut le premier médecin à mettre au point des techniques d’intervention chirurgicales en présence de processus infectieux, et par là même, distingua la chirurgie infectieuse de la chirurgie générale. L’idée du livre lui était déjà venue à Pereslavl, et maintenant, à Tachkent, il rassemblait du matériel pour une monographie. Le livre s’appuyait sur des centaines d’historiques de maladies. Les opérations à la morgue en étaient une partie obligatoire. Les explorations sur des cadavres, de 4 à 7 heures du soir chaque jour, se terminèrent par la contamination du médecin qui souffrit d’une forme particulièrement sévère de fièvre typhoïde récurrente. Mais après cela, il n’abandonna pas les opérations à la morgue tant qu’on ne l’eût pas arraché de force à toutes ses occupations scientifiques.
Un jour, à la fin de ses visites, on informa le médecin principal qu’on avait amené un malade avec une hernie étranglée. Voïno-Iassenetski décida d’opérer lui-même selon sa méthode, qui diminuait nettement le risque d’une complication postopératoire grave, et souvent mortelle, l’inflammation du péritoine. L’essentiel de la méthode consistait à restaurer, dans un premier temps, le transit intestinal, et à faire ensuite l’ablation de sa partie étranglée. Cette opération sauva la vie de nombreux malades, opérés par Valentin Felixovitch dans les hôpitaux ruraux d’Ardatov, de Romanov, de Pereslavl Zalesski. Il n’y avait pas dans le corps humain d’organe que le scalpel médicinal de Voïno-Iassenetski n’eut pas touché. Il était ophtalmologue, laryngologue, gynécologue et urologue, stomatologue et neurochirurgien, orthopédiste et oncologue, et dans chaque branche de la médecine, il avait atteint la perfection chirurgicale. V.F. Voïno-Iassenetski y ajoutait la conscience professionnelle (il avait chassé de la salle d’opération un chirurgien qui avait laissé tomber son scalpel sur le sol).
Valentin Félixovitch préférait les opérations radicales, les larges ouvertures, pour avoir la possibilité d’embrasser du regard tous les nœuds, tissus et couches. Au début des années 20, il n’y avait pas d’appareils de radiologie à l’hôpital, les seules analyses pratiquées dans le laboratoire étaient celles du sang et des urines. Mais le médecin principal ne commit pas de sérieuses erreurs de diagnostic. S’il se trompa, ce fut, selon les paroles du docteur Beniaminovitch, «comme un pécheur à la confession, qui se hâtait d’exposer à ses élèves tous ses grands et petits faux-pas » et c’était aussi une forme originale d’enseignement.
Dans la faculté de médecine de Tachkent ouverte en 1919, Valentin Félixovitch occupa la chaire de chirurgie opératoire d’anatomie topographique. Ses cours faisaient salle comble, ce n’étaient pas seulement les étudiants qui venaient l’écouter, mais les médecins de la ville.
En 1921, Valentin Félixovitch fait une déclaration à une réunion de la société de médecine de Tachkent, sur sa façon d’opérer en présence d’abcès au foie. S’efforçant d’étudier le mécanisme de l’apparition du processus de suppuration dans les cartilages costaux après un typhus diffus, Voïno-Iassenetski conduit, avec le médecin bactériologue Gousselnikov, des recherches qui lui ont permis, à la tribune du premier congrès des médecins de la république du Turkestan, en octobre 1922, de prédire prophétiquement que « dans l’avenir, la bactériologie rendra inutiles de nombreuses catégories de la chirurgie opératoire ». A ce congrès, Voïno-Iassenetski présente quatre conférences, dans lesquelles sont débattues ses propres observations et conclusions sur la thérapie chirurgicale de la tuberculose, des processus inflammatoires suppurants de l’articulation du genou, des tendons de la main, du cartilage costal. Ses solutions inhabituelles soulevèrent, dans les débats, des discussions orageuses.
Voïno-Iassenetski communique, pour la première fois, les stupéfiants résultats de sa thérapie de la tuberculose osseuse, obtenus par l’exposition au soleil en haute montagne, et considère « que dans les monts Chimgan, si près de Tachkent, les conditions pour une thérapie par le soleil ne sont pas pires qu’en Suisse. Doivent être également utilisées les boues de Molla-Kora et Yana-Kourgane, et les bains dans la mer d’Aral ».
Le brillant maître de la chirurgie opératoire des organes de la vision, en proposant sa méthode originale d’ablation de la la glande lacrymale, adresse aux délégués du congrès un appel passionné, destiné à lutter efficacement contre la diffusion du trachome, cause principale de la cécité, parmi la population locale : «Ce serait une affaire d’une extrême importance que d’organiser des cours très brefs pour les médecins, où ils se familiariseraient avec la section de la cornée… le relâchement de la glande lacrymale et le transfert de celle-ci sur la paupière. Ces 3 opérations sont pleinement accessibles à n’importe quel praticien, dans les coins les plus reculés ».
Mais il se produisit des événements qui l’arrachèrent des années à toute espèce de travail scientifique. C’est en 1921 (deux ans après la mort de sa femme), qu’il choisir de devenir prêtre, il est ordonné évêque en 1923, alors même que l’Eglise orthodoxe subit, de la part du pouvoir, des persécutions violentes. Deux semaines après son ordination épiscopale, il est arrêté pour la première fois, et déporté à Ienisseïsk, puis sur le littoral de l’océan Arctique, jusqu’à fin 1925. Dans un des documents secrets de Lénine, à l’époque, on peut lire : « Plus grand sera le nombre de représentants de la bourgeoisie réactionnaire et du clergé réactionnaire que nous réussirons à fusiller sous ce prétexte, mieux cela vaudra. C’est justement maintenant qu’il faut éduquer ce public, de telle manière qu’il ne puisse plus, pour quelques décennies, oser la moindre résistance ». En détention, Voïno-Iassenetski continua à travailler sur les « Essais sur la chirurgie des purulences », dans le cabinet du directeur de la prison. Il réussit à terminer sa monographie. Elle fut même approuvée par une édition d’état. Mais le livre ne sortit qu’onze ans plus tard, en 1934.
En décembre fut formée une étape de Sibérie orientale vers le Ienisseï. A la dernière étape de Krasnoïarsk, dans le froid féroce de janvier, les détenus furent transportés en traîneau à 400 km au nord de Ienisseïsk. « Je me rappelle peu cette route, écrit Luc, je n’oublierai simplement pas l’opération que je dus effectuer là où nous passions la nuit, sur un paysan d’une trentaine d’années. A la suite d’une grave ostéomyélite jamais soignée, il lui sortait d’une plaie ouverte, dans la région du deltoïde, tout le tiers supérieur et la tête de l’os de l’épaule. Il n’y avait rien pour le bander, sa chemise et son lit étaient toujours imprégnés de pus. Je demandai de me trouver des pinces de plombier et je retirai sans difficultés un énorme séquestre osseux». Son arrivée à Ienisseïsk fit sensation, et l’apogée en fut atteinte quand il fit l’extraction d’une cataracte congénitale sur trois petits frères aveugles, leur rendant la vue. A la demande du docteur Vassili Alexandrovitch Bachourov, qui dirigeait l’hôpital de Ienisseïsk, il commença à opérer chez lui, et, pendant les deux mois passés à Ienisseïsk, fit un certain nombre d’opérations chirurgicales et gynécologiques très importantes. En même temps, il recevait beaucoup de malades à domicile.
Après les premières opérations, les citoyens de la ville et les paysans des environs se pressèrent chez Voïno-Iassenetski. Les listes de gens qui voulaient recevoir son aide s’établissaient trois mois à l’avance. Et les malades ne faisaient qu’affluer. Et là, Bachourov commença à prendre peur, car pour chaque opération où participait Voïno-Iassenetski, il fallait une autorisation spéciale, qu’on ne donnait pas facilement. La popularité grandissante de Luc agaçait les autorités de la ville. On soupçonnait, au Guépéou, qu’il touchait d’importants honoraires, en recevant les gens chez lui. Pour le prendre en flagrant délit, on lui envoya quelquefois des éclaireurs. Mais il s’avéra qu’il ne prenait aucun pot de vin, et en réponse aux témoignages de gratitude, répondait : « C’est Dieu qui vous a soigné par mes mains, remerciez-Le par vos prières ».
En plus de ses remarquables interventions sur les yeux et l’abdomen, nous étonne un fait raconté par une habitante de Ienisseïsk : « Un jour, on amena à Ienisseïsk, de je ne sais quel endroit du district, un homme mourant d’une maladie des reins. Quand monseigneur l’examina, il ordonna à ses proches d’acheter et d’égorger un veau. On tua le veau, monseigneur prit ses reins sur le champ et les cousit sur le malade. On dit qu’après l’opération, le malade se sentit mieux ». Comme on le sait de source officielle, la première transplantation de reins animaux en Russie fut effectuée en 1934 par le docteur V.V. Voronoï, à Kiev. On transplanta alors un rein de porc sur une femme. Mais il se trouve que ce ne fut pas Voronoï, mais Voïno-Iassenetski qui fit dix ans plus tôt une opération semblable.
Mais bientôt, à la mi—mars, sur la dénonciation de médecins locaux à qui il prenait leur clientèle, Voïno-Iassenetski fut exilé dans le village perdu de Khaïa, à quelques centaines de kilomètres au sud d’Angara. Là, dans une isba vide et inhabitable, dans la solitude, le chirurgien opéra de la cataracte un vieux paysan avec succès. Il supporta la difficulté de l’exil sans un murmure.
Ensuite, on le transféra à Touroukhansk, qui consistait en deux ou trois cents maisons de bois sans étage et quelques bâtiments administratifs. A Touroukhansk, quand il sortit de la péniche, la foule se mit à genoux pour recevoir sa bénédiction. On l’installa tout de suite dans l’appartement du médecin de l’hôpital, et on lui proposa un travail de médecin. Il restait à l’hôpital un infirmier, et une jeune fille qui venait de finir l’école d’infirmière. « Avec ces deux aides, écrit saint Luc, je fis des opérations aussi importantes que des résections de la mâchoire supérieure, de grandes laparotomies, des opérations gynécologiques et un grand nombre d’opérations oculaires ». Mais dans leur plus grande masse, les malades n’avaient pas besoin d’opérations. Les gens, dans le nord, souffrent de scorbut, de vers parasites. Les femmes amenaient leurs enfants. Voïno-Iassenetski, sans faire de manières, soignait les maladies infantiles aussi bien que féminines, internes aussi bien qu’oculaires. Les autorités ne pouvaient supporter l’activité religieuse soutenue de l’archevêque Luc et l’envoyèrent au bord de l’océan Arctique. Au plus fort de l’hiver, l’envoyer en traîneau ouvert à mille cinq cents verstes de là, signifiait le condamner à une mort inévitable. Mais Voïno-Iassenetski ne mourut pas et vécut à Plakhino quelques mois.
En 1926, après son exil, Voïno-Iassenetski revient à Tachkent et pratique la médecine privée, et en même temps, ne veut pas entendre parler de rétribution pour son travail médical, continue de travailler sur sa monographie, officie à l’église comme simple prêtre. A cette époque, quelques uns de ses articles spécialisés sortirent dans des journaux médicaux allemands. Il participa quelques fois aux débats sur les rapports des réunions de la Société de Chirurgie. Une fois, il fit la démonstration à ses collègues d’une transfusion directe de donneur à receveur, d’un vaisseau sanguin à l’autre. La transfusion venait justement de commencer à entrer en pratique.
Le 6 mai 1930, Luc est arrêté, il passe un an en prison, puis il est déporté dans la région du Nord pour trois ans, dans la ville d’Arkhangelsk. On lui permit de recevoir des malades en externat. Il s’installa dans une petite maison paysanne, chez une femme âgée, Volneva. Il travaillait la moitié du jour aux réceptions externes, et ensuite se rendait à l’hôpital le plus proche, où les chirurgiens utilisaient en secret ses consultations. Luc apprend par hasard que sa logeuse soigne les plaies purulentes avec des onguents spéciaux préparés par ses soins à partir de terre, de crème fraîche, de miel et de certaines herbes. Luc en fut fortement intéressé. La première malade que lui montra sa logeuse avait un énorme phlegmon au tibia. Elle gémissait en ôtant sa botte de feutre. Une demi-heure après l’application de l’onguent, la jambe ne lui fait plus mal, la femme enfile sans botte sans difficultés. Au bout de quelques jours, la malade se sent mieux. L’inflammation a diminué, il n’y a plus de fluctuations dans les profondeurs du tissu : le pus a disparu. Encore deux ou trois applications, et la malade est guérie.
L’étonnement du chirurgien grandit, il commence à réfléchir sérieusement. Les cataplasmes sont, sans aucun doute, efficaces. Mais comment agissent-ils ? Le miel, on peut encore le comprendre. On atteste, dans la littérature mondiale, que des plaies infectées guérissent bien sous des cataplasmes contenant du miel et de la graisse de poisson. Des herbes ? La sorbe et l’armoise sont connues depuis longtemps comme des plantes riches en huiles essentielles. On peut lire beaucoup de choses, chez les auteurs russes et étrangers, sur l’action bienfaisante des huiles essentielles. Mais la terre ? Comment et pourquoi la terre soigne-t-elle ? Voïno-Iassenetski demande à ses proches de lui envoyer des livres spécialisés. Pour la plupart, les auteurs voient seulement dans le sol un milieu qui contient de dangereux vecteurs du tétanos et de l’anthrax. La terre en soi, par rapport à l’organisme humain, se présente comme neutre. Et soudain, le chirurgien découvre que dans le sol, il y a des substances qui agissent de la même façon que les hormones sexuelles. Ces substances, si on les ajoute à la ration des jeunes animaux, accélèrent brusquement leur croissance. Les hormones du sol sont étonnamment résistantes, elles restent inchangées à une température de 120°, au-delà de laquelle meurent la plupart des bactéries.
Volneva soigne avec succès les ulcères dits latents, les furoncles, les anthrax, l’inflammation du périoste, toutes sortes d’abcès. Le professeur examine les malades et surveille l’évolution de la maladie. A la demande de Valentin Félixovitch, les autorités autorisent Volneva à travailler à la polyclinique. Il choisit pour elle les cas les plus difficiles et abandonnés, surveille l’action des pansements et note les résultats. Cependant son travail avec des cataplasmes est bientôt interdit, pour des raisons bureaucratiques et politiques.
A la fin de son exil, en novembre 1933, Voïno-Iassenetski se retrouve à Moscou, va au commissariat du peuple à la santé publique, plaider pour un institut de la chirurgie infectieuse, mais on ne le reçoit pas. A cause de la fièvre « papatchi », qui l’avait terrassé en Asie Centrale deux mois après son arrivée à Andijan, il est victime d’un décollement de rétine, ce qui conduit à la cécité. Il subit deux opérations à Moscou, mais un de ses yeux est perdu. Au même moment, il traverse un difficile débat intérieur, est-il permis à un évêque de travailler dans une salle d’opération, de disséquer des cadavres ? « Dans mes prières de pénitence, je demandais avec ferveur pardon à Dieu pour cette poursuite de mon travail de chirurgien pendant deux ans, mais une fois, ma prière fut interrompue par une voix qui n’était pas de ce monde : « Ne te repens pas de cela ! » Et je compris que les « Essais sur une chirurgie des purulences » convenaient à Dieu car ils avaient, à un très haut degré, augmenté la force et la signification de ma confession du nom du Christ, au plus fort de la propagande antireligieuse ».
En 1934, les « Essais sur une chirurgie des purulences » sortirent en version abrégée. « Par son importance, le livre de Voïno-Iassenetski devait rester sans égal jusqu’à nos jours, écrivit le docteur en médecine émérite de l’URSS Boris Lvovitch Ospovat, qui avait travaillé 50 ans dans le service de chirurgie de l’hôpital Botkine, à Moscou. « Il est probable que plus d’une génération de chirurgiens apprendra, à la lecture de ce livre, l’esprit d’observation, la pensée clinique, la capacité de donner un sens scientifique et général à ses observations ». ajoute le professeur chirurgien Barski de l’institut de médecine de Kouïbychev.
Avec ses honoraires, le professeur fit sortir Volneva d’Arkhangelsk, prit la parole devant le conseil académique du Commissariat du Peuple à la Santé de la République et en captiva si bien les membres, par ses récits sur l’action des cataplasmes, que l’on permit à Volneva de travailler sous sa direction à l’hôpital des urgences. Les médecins se persuadèrent par expérience de l’utilité incontestable des cataplasmes. Quelques mois plus tard, les cataplasmes furent interdits par les fonctionnaires de la science. Mais Voïno-Iassenetski ne mit pas fin à ses expériences, les déplaçant de l’hôpital dans un autre endroit. Ayant collecté 230 observations sur les malades, il prit la parole devant la Société de Chirurgie. Presque tous les médecins de la ville assistèrent à la réunion. La majorité d’entre eux défendit les cataplasmes. Les partisans de la répression administrative furent complètement écrasés. Mais ceux-ci ne se calmèrent pas, on publia un article calomnieux, selon toutes les règles de la dénonciation politique, à la veille de l’année 1937, sous le titre : « La médecine à la limite de la sorcellerie ». Cela laissait présager une arrestation prochaine. Mais elle n’eut pas lieu. Pendant une expédition d’alpinisme sur le Pamir, N. Gorbounov, membre éminent du Parti, qui dirigeait les affaires du Commissariat du Peuple Soviétique, tomba malade. Les médecins lui enlevèrent l’appendice, mais provoquèrent une dangereuse infection anaérobie. Le malade débuta une gangrène des tissus qui entourent l’intestin, son état était désespéré. La direction de la République était dans l’angoisse. Molotov lui-même s’enquérait de la santé du malade. Et voici que quelqu’un se rappela l’évêque-chirurgien de Tachkent. On envoya un télégramme. Une voiture amena l’évêque de l’aéroport à l’hôpital. Selon les médecins, le patient n’avait plus que quelques heures à vivre. Ayant pris connaissance de la maladie, Luc se mit à opérer, la vie du patient fut sauvée. Voïno-Iassenteski, après cela, fut considéré tout autrement, à Tachkent, on se mit à l’inviter aux consultations de personnalités haut placées, on lui permit de donner des conférences aux cours de perfectionnement professionnel des médecins. Les autorités firent mine d’oublier l’interdiction des cataplasmes. Pour explorer en détail leurs propriétés, Voïno-Iassenetski invita six professeurs, parmi lesquels un microbiologiste, un pharmacologue, un physiologiste, à des expériences sur les animaux. A l’époque pré antibiotique, les cataplasmes avaient toutes les chances de devenir les bienfaiteurs des malades infectés et brûlés. Dans le journal « Pravda Vostoka », fut publiée une réponse de Voïno-Iassenetski sur l’utilité des cataplasmes.
En 1936, il dirigeait le troisième et le plus important pavillon de l’Institut des secours d’urgence. Il avait sous sa compétence la principale salle d’opération, et à volonté, des malades traumatiques infectés ou brûlés. Les médecins s’efforçaient avec avidité de profiter de son expérience. Une analyse d’intervention rassemble des médecins de tous les services. Il pratique souvent les opérations sous anesthésie régionale.
Voïno-Iassenetski apprend beaucoup aux jeunes médecins. Il leur montre comment soigner les abcès avec des cataplasmes et comment libérer les patients des douleurs liées à l’inflammation du nerf trijumeau facial. C’est une maladie pénible, elle dure des années. C’est seulement avec une pratique chirurgicale des plus raffinées qu’on peut y mettre fin : il faut entrer avec une aiguille par un orifice très petit du crâne, situé sous l’œil, et injecter de l’alcool dans l’endroit dénommé ganglion de Gasser. Si le chirurgien parvient à trouver et alcooliser le ganglion, survient une guérison presque immédiate : la paupière arrête de tressaillir, l’expression du visage redevient normale, les douleurs torturantes passent. « Je me souviens que des malades venaient nous voir de Léningrad et de Moscou, évoque le docteur Lévy-tanus, adressés par d’éminents chirurgiens. Visiblement, à part Valentin Félixovitch, personne n’osait injecter le médicament dans le ganglion de Gasser ». D’une manière générale, le malade est, au pavillon n°3, la figure centrale. Que ce soit la nuit, le jour, le dimanche, que le médecin soit en vacances ou souffrant, rien ne le délivre de l’obligation de paraître au plus vite dans le service quand c’est nécessaire pour sauver un patient. Le professeur remplit lui-même sans un murmure cet ordre strictement établi. Le savant étudie les phlegmons du visage. C’est une maladie habituellement mortelle, le pus gagne le cerveau et c’est la fin. Comment, et en quel point le scalpel du chirurgien peut-il arrêter le danger mortel ? Ces recherches, qui captivaient Voïno-Iassenetski en 1937, n’ont pas perdu leur sens aujourd’hui.
Il ajoute ce travail en complément de la deuxième édition des « Essais sur la chirurgie des purulences », qui sont très nécessaires, les médecins les lui demandent de tous les côtés. Il fallut attendre cette deuxième édition dix ans. Le premier cours de chirurgie infectieuse, d’un volume trois fois supérieur à la première, sortit seulement en 1946. Sur cet ouvrage, il y aurait beaucoup à dire, nous produirons seulement deux citations. Le chirurgien traumatologue Arnold Seppo, de Tallinn, connu pour ses nouvelles méthodes de soins des maladies infectieuses : « Le livre de V.F. demeure le livre de chevet du jeune chirurgien qui commence à travailler de façon indépendante. Il est réellement, pour l’instant, insurpassé. La doctrine élaborée par V.F sur le déplacement du pus vivra éternellement. Nous devons le savoir, indépendamment des nouveaux moyens anti bactériologiques et des nouvelles possibilités de soins ». Le chirurgien Boris Lvovitch Ospovat, qui avait travaillé 50 ans à l’hôpital Botkine de Moscou : « A l’époque où sortit le livre de V.F. Voïno-Iassenetski, on n’avait pas encore les moyens de lutte contre l’infection purulente qui sont apparus par la suite. Mais même dans les années qui ont suivi, quand sont apparus les antibiotiques, la connaissance des voies anatomiques, suivies obligatoirement par le processus d’inflammation purulente n’a pas perdu son intérêt pour le médecin… Le médecin crédule considère que les antibiotiques sont tout puissants. Il sous-estime l’accoutumance des microorganismes aux antibiotiques, sous-estime combien les antibiotiques diminuent les propres défenses de l’organisme, ne prend pas en compte les nouveaux agents infectieux qui remplacent le facteur principal, affaibli par les antibiotiques. En conséquence, un tel médecin risque de jeter le bébé avec l’eau du bain. Le livre de V.F. est assuré de vivre longtemps… »
Mais Voïno-Iassenetski est tout de même évêque et, en décembre 1937, on l’arrête. C’est son premier interrogatoire en chaîne dans le bâtiment de la prison interne du NKVD. « Ce terrible interrogatoire en chaîne, écrit Voïno-Iassenetski, se poursuivait sans interruption, nuit et jour. Les enquêteurs tchékistes se relayaient, et l’on ne permettait à l’interrogé de dormir ni la nuit, ni le jour. J’entamai à nouveau une grève de la faim de protestation et la fit durer plusieurs jours. En dépit de cela, on m’obligeait à rester debout dans un coin, mais je tombais vite d’épuisement. On exigeait obstinément de moi que je m’accuse d’espionnage, mais je demandais seulement en réponse que l’on m’indiquât au compte de quel état j’avais espionné. Ce à quoi ils ne pouvaient, bien sûr, pas répondre. L’interrogatoire en chaîne se prolongea 13 jours et l’on me conduisit souvent sous un robinet pour me rincer la tête à l’eau froide ». Pendant presque deux ans, sa famille ne sut rien de lui. Les enquêteurs n’obtinrent pas ce qu’ils voulaient, Voïno ne signa pas le procès-verbal. On l’envoya en Sibérie, dans le centre de district Bolchaïa Mourta, à 110 km de Krasnoïarsk. Voïno-Iassenetski se rend à l’hôpital de district, pour proposer ses services au jeune médecin principal. Il opère, comme toujours, largement : les os, les yeux, l’abdomen, enlève aux enfants les amygdales et les végétations. A peine guéri de l’essoufflement et des enflures rapportés de la prison, Voïno-Iassenetski s’attelle aux « Essais sur une chirurgie des purulences » A l’automne 1940, il reçoit l’autorisation d’aller à Tomsk, pour un travail à la bibliothèque médicale, dans laquelle en deux mois, il a le temps de lire toute la littérature la plus nouvelle, en allemand, français et anglais. Il travaille pendant ces mois comme un possédé.
Dès les premiers jours de la Grande Guerre Patriotique, Voïno-Iassenetski « bombarde » littéralement les chefs de tous grades de requêtes pour exiger la possibilité de soigner les blessés. D’après les souvenirs de I. M. Nazarov, ancien directeur de la navigation fluviale de Ienisseïsk, il envoya à Kalinine un télégramme avec le contenu suivant : « Je suis l’évêque Luc, le professeur Voïno-Iassenetski, j’effectue ma peine de déportation dans le village de Bolchaïa Mourta de la région de Krasnoïarsk. Il se trouve que je suis spécialiste en chirurgie infectieuse, je peux apporter mon aide aux combattants dans les conditions du front ou de l’arrière, là où cela me sera confié. Je demande l’interruption de ma déportation et mon envoi à l’hôpital. Je suis prêt à repartir en exil à la fin de la guerre. L’évêque Luc ». A Krasnoïarsk se développa en hâte le MEP, point d’évacuation local, une entreprise puissante, consistant en dizaines d’hôpitaux, et prévue pour des dizaines de milliers de lits. Krasnoïarsk devait devenir, à l’Est, la dernière limite d’évacuation des blessés. Le 30 septembre 1941, le chirurgien principal du MEP se rendit en avion à Bolchaïa Mourta pour ramener Voïno-Iassenetski à Krasnoïarsk. Il fut affecté à l’hôpital n° 1515, situé dans l’école n°10 et nommé consultant pour tous les hôpitaux de la région de Krasnoïarsk. Sa situation de chirurgien-consultant principal pour tous les hôpitaux de Krasnoïarsk ne le dispensait pas de son exil et un déporté, aux yeux des autorités, c’était quelqu’un de peu sûr, presque un ennemi. Luc vivait dans une chambre froide et humide, il souffrait de malnutrition chronique. Il était secouru par les aides-soignantes de l’hôpital qui lui laissaient en cachette une assiette de bouillie sur la table.
« Nous autres, jeunes chirurgiens, ne savions pas faire grand-chose, au début de la guerre, raconte le médecin Valentina Soukhodolskaïa, pour nous, Voïno-Iassenetski, c’était Dieu en personne. Il nous apprit beaucoup. Personne, à part lui, ne savait opérer les ostéomyélites. Et nous en avions des masses de purulentes ! Il nous enseignait aussi bien pendant les opérations que pendant ses cours… » Luc développait des relations personnelles avec chaque blessé qui lui passait entre les mains. Il se souvenait de chacun, connaissait son nom de famille, gardait en mémoire tous les détails de son opération et de sa période postopératoire. « Si un blessé mourait, raconte le docteur V.A. Soukhodolskaïa, Voïno-Iassenetski ne souffrait pas seulement de sa disparition personnelle, mais d’une perte qui frappait le peuple entier. Ce malheur le touchait profondément ». La journée opératoire se terminait à peine que commençait celle des consultations hospitalières. L’examen se terminait souvent par la note : « Transférer le blessé Un Tel à l’école n° 10 ». Voïno-Iassenetski envoyait les jeunes médecins au débarcadère, où l’on déchargeait les trains sanitaires, et demandait de rechercher les blessés avec des dommages à complications infectieuses de l’articulation de la hanche, ceux que la plupart des chirurgiens considéraient comme perdus. Les rapports de l’hôpital n°1515 témoignent que nombre de blessés de cette catégorie furent rendus à la vie, et quelqu’un put reprendre du service.
A partir de 1942, il vit dans un nouvel appartement. A la fin du mois d’août, il prend la parole à la réunion interrégionale des chirurgiens principaux, où on le salue par des applaudissements. Son travail créatif progresse, il commence à faire la résection de l’articulation du genou d’une nouvelle manière. Son opération de la section du talon, en cas d’ostéomyélite et sa section frontale d’un énorme cal osseux de la partie inférieure de la cuisse provoquent l’enthousiasme des chirurgiens qui ont l’expérience de ces opérations.
En février 1944, Luc déménage à Tambov, 150 hôpitaux de 500 à 1000 lits chacun se retrouvent sous sa tutelle. Il consulte également dans les services de chirurgie du grand hôpital de la ville. A cette époque paraît sa monographie « Les résections tardives en cas de blessures articulaires par balles infectées ». Pour ce travail et pour les « Essais sur la chirurgie des purulences », on attribue à Luc le prix Staline du 1° degré, au débit de 1946. Il reçoit 200 000 roubles, dont il soustrait 130 000 pour aider les orphelins, victimes du fascisme, et le reste pour les enfants. Il était l’une des rares personnes à avoir son buste en bronze installé, de son vivant, dans la galerie des chirurgiens remarquables de notre pays, à l’Institut des soins d’urgence Sklifossovski, à Moscou.
Mais le réchauffement avec l’Eglise prit bientôt fin. Luc s’en aperçut en 1946. On lui interdit de prendre la parole, en tenue ecclésiastique, devant un auditoire scientifique. Luc, bien sûr, ne fut pas d’accord, ce qui, en substance, signifiait son exclusion de la société des savants. Cette même année, on le transféra plus loin de Moscou, à Simféropol, en tant qu’évêque de Crimée. Là, personne ne lui demande son aide médicale pendant longtemps. On lui permit, en fin de compte, de soigner à l’hôpital et de donner des cours aux médecins, mais il n’en résulta pratiquement rien. Ses conférences à la Société de Chirurgie, au cours de deux congrès de médecins, eurent beaucoup de succès. Mais cela déplut à beaucoup, on lui donna clairement à comprendre qu’il ne devait plus donner de conférences en tenue d’archevêque. Une conférence et la lecture de ses cours dans les ambulatoires de chirurgie furent annulés. De sorte qu’il cessa tout à fait de paraître dans la Société de Chirurgie. Mais monseigneur ne se laissa pas décourager, il annonça des réceptions gratuites chez lui, et des centaines de malades de toute la Crimée se ruèrent dans son appartement. En 1956, paraît, en collaboration avec le chirurgien léningradois A.V. Kolessov, la 3° édition des « Essais sur la chirurgie des purulences ». Avec l’accession au pouvoir de Khroutchev, commença une politique antireligieuse active : arrestations de croyants, brimades publiques de prêtres, fermetures d’églises, suppression de fêtes religieuses, propagande antireligieuse enragée etc. Le dimanche 11 juin 1961, le jour de la fête de tous les saints de la Terre russe, à l’âge de 84 ans, monseigneur Luc mourut. Sur sa tombe fut gravée l’inscription :
Archevêque Luc Voïno-Iassenetski
18 (27).IV. 77 – 19(11). VI. 61
Docteur en médecine, professeur de chirurgie,
lauréat.
Il est intéressant que tous ses enfants suivirent ses traces et devinrent médecins : Mikhaïl et Valentin devinrent docteurs en médecine, et Alexeï en sciences biologiques ; sa fille unique Elena médecin épidémiologiste. Les petits enfants et arrière petits enfants du célèbre chirurgien suivirent la même voie.
L’archevêque Luc acheva son cheminement terrestre sur la chaire de Crimée, défendant jusqu’au bout l’Eglise contre les nouvelles persécutions khrouchtchéviennes. En 1995, il fut canonisé et en 2000, il réhabilité par l’Etat. Une quantité d’associations et de projets médicaux, en Russie et en Europe, portent le nom de St. Luc de Crimée, comme, par exemple, un train-clinique circulant dans toute la Sibérie, avec une chapelle et tout l'équipement médical nécessaire. Saint Luc est particulièrement aimé et vénéré en Grèce.
Par son cheminement, de V.F. Vojno-Jaseneckij, chirurgien de zemstvo et professeur émérite de médecine, à l’archevêque Luc de Simféropol et de Crimée, confesseur de la foi, il a donné au monde contemporain un exemple unique du sacrifice de sa propre vie pour autrui, exemple fort nécessaire à notre société en manque de personnalités exemplaires et de héros à imiter.
Anton Odaysky
21.01.2016