Saint Luc de Crimée (Voïno-Iassenetski) – professeur, médecin, archevêque.

Le 11 juin 1961 mourait un saint dont l’histoire, depuis peu de temps, restera compréhensible et proche pour nous tous, et en même temps, elle ne peut pas ne pas nous stupéfier.

Saint Luc (Voïno-Iassenetski) : un médecin qui soignait des gens ordinaires, parmi lesquels beaucoup sont encore vivants aujourd’hui ; un professeur qui donnait des cours à des étudiants ordinaires, devenus aujourd’hui médecins pratiquants.  Un détenu politique qui connut l’exil, la prison, les tortures et… fut lauréat du prix Staline. Un chirurgien et un prêcheur de talent, qui parfois hésitait entre ces deux vocations. Un chrétien doué d’une énorme force de volonté, d’honnêteté, de foi intrépide, qui n’évita pas de sérieuses erreurs sur son chemin. Un être humain réel. Un pasteur. Un savant. Un saint…

Saint Luc n’est encore pas aussi connu que le patriarche Tikhon ou la sainte grande-duchesse martyre Elizabeth. Nous proposons à l’intention du lecteur les faits les plus éclatants de sa biographie qui, semble-t-il, remplirait  plusieurs vies.

Le futur « saint chirurgien » n’avait jamais rêvé de médecine. En revanche, il rêvait depuis l’enfance du métier d’artiste-peintre. Diplômé de l’école d’arts plastiques de Kiev, ayant étudié quelques temps la peinture à Munich, saint Luc (Voïno-Iassenetski) soudain… s’inscrit à la faculté de médecine de l’université de Kiev. « De courtes hésitations se sont terminées par la décision que je n’avais pas le droit de m’occuper de ce qui me plaît, mais que j’étais obligé de m’occuper de ce qui était utile aux gens qui souffrent », évoquait l’archevêque Luc.

A l’université, il sidéra étudiants et professeurs par son mépris de principe de sa carrière et de ses intérêts personnels. Dès la deuxième année, on mit Valentin parmi les professeurs d’anatomie (ses savoir-faire artistiques lui furent ici utiles), mais à la fin de l’université, ce savant-né  déclara qu’il serait… médecin de campagne, occupation des moins prestigieuses, des moins prometteuses et des plus pénibles. Ses condisciples n’en revenaient pas ! Mais monseigneur Luc reconnaîtra plus tard : « J’étais blessé de ce qu’on ne me comprît pas du tout, car j’étudiais la médecine dans le but exclusif d’être médecin de campagne pour les moujiks, d’aider les pauvres gens ».

Valentin Felixovitch apprit à pratiquer des opérations sur les yeux tout de suite après  ses examens de fin d’études, sachant qu’à la campagne, avec la saleté et la pauvreté, sévissait une maladie invalidante, le trachome. Les réceptions à l’hôpital lui paraissaient insuffisantes, et il se mit à amener les malades chez lui. Ils étaient couchés dans les chambres, comme à l’hôpital, saint Luc (Voïno-Iassenetski) les soignait et sa mère les nourrissait.

Un jour, après une opération, un jeune pauvre qui avait perdu la vue dans son enfance, la recouvra. Deux mois plus tard, il avait rassemblé tous les aveugles du coint, et en longue file, ils arrivèrent chez le chirurgien Voïno-Iassenteski, se conduisant les uns les autres en se tenant par leur bâton. Une autre fois, l’évêque Luc opéra toute une famille, dans laquelle étaient aveugles de naissance le père, la mère, et leur cinq enfants. Sur ces sept personnes, six recouvrèrent la vue. Un garçon d’environ neuf ans, voyant pour la première fois, sortit et découvrit le monde qu’il se représentait tout autrement. On lui amena un cheval : « Tu vois ? A qui est ce cheval ? » Le garçon regarda et ne put répondre. Mais il le palpa d’un mouvement habituel, et s’écria joyeusement : « C’est le nôtre, notre Michka » !

Le génial chirurgien possédait une incroyable force de travail. Avec l’arrivée de Voïno-Iassenetski, à l’hôpital de Pereslavl Zaleski,  le nombre des opérations augmenta considérablement ! Plus tard, dans les années 70, le médecin de cet hôpital exposa avec fierté : Nous faisons mille cinq cents opérations par an, avec 10 ou 11 chirurgiens. Impressionnant. Si on ne compare pas avec l’année 1913, quand Voïno-Iassenetski  faisait à lui seul mille opérations par an…

A cette époque, les malades, en partie, ne mouraient pas des  suites  d’une intervention chirurgicale malheureuse, ils ne supportaient simplement pas l’anesthésie. C’est pourquoi beaucoup de médecins de campagne refusaient soit l’anesthésie, soit l’opération elle-même !

L’archevêque Luc consacra sa thèse à une nouvelle méthode d’insensibilisation, l’anesthésie régionale (c’est ce travail qui lui valut son doctorat en médecine). L’anesthésie régionale est la plus légère en ce qui concerne les effets secondaires, en comparaison d’une anesthésie locale ordinaire et d’autant plus, d’une anesthésie générale, cependant, c’est la plus difficile à mettre en œuvre : l’injection, avec ce procédé, se fait dans des endroits sévèrement déterminés du corps, le long de la gaine nerveuse. En  1915, parut un livre de Voïno-Iassenetski  sur ce thème, livre pour lequel le futur archevêque se vit attribuer le prix de l’université de Varsovie.

Autrefois, dans sa jeunesse, le futur archevêque fut traversé par les paroles de l’Evangile du Christ : « La moisson est grande, mais il y a peu d’ouvriers ».  Mais il ne pensait pas à la prêtrise, encore moins, probablement,  au monachisme qu’autrefois à la médecine. Travaillant en Extrême Orient au moment de la guerre russo-japonaise, le chirurgien militaire Voïno-Iassenetski  épousa une infirmière, la « sainte sœur », comme l’appelaient ses collègues, Anna Vassilievna Lanskaïa. « Elle ne me conquit pas tant par sa beauté que par son exceptionnelle bonté et la modestie de son caractère. Là bas, deux médecins avaient demandé sa main, mais elle avait fait vœu de chasteté. En m’épousant, elle brisa ce vœu. Pour l’avoir enfreint, Dieu la punit  d’une jalousie pathologique insupportable… »

Une fois marié, Valentin Félixovitch déménagea de ville en ville, avec femme et enfants, travaillant comme médecin de campagne. Rien n’annonçait de grands changements dans sa vie.

Mais un jour, alors que le futur saint entamait la rédaction du livre « Essais sur la chirurgie des purulences » (pour lequel il eut le prix Staline en 1946) lui vint tout à coup une pensée étrange qu’il ne pouvait chasser : « Quand ce livre sera terminé, il portera le nom d’un évêque ». Et c’est ce qui arriva par la suite.

En 1919, la femme de Voïno-Iassenestki mourut à 38 ans de la tuberculose. Les quatre enfants du futur évêque restèrent sans mère. Et pour leur père s’ouvrit une voie nouvelle : au bout de deux ans, il fut ordonné prêtre, et deux ans plus tard, il reçut la tonsure monastique sous le nom de Luc.

En 1921, en pleine guerre civile, Voïno-Iassenestki apparut en soutane à l’hôpital avec sa croix de prêtre sur la poitrine. Il opéra ce jour-là, et les jours suivants, bien sûr, sans soutane, et comme d’habitude, en blouse de médecin. A son assistant qui l’appelait par son nom et son patronyme, il répondit calmement que Valentin Felixovitch n’était plus, qu’il y avait le prêtre Valentin. « Revêtir une soutane quand les gens craignaient de rappeler le grand-père prêtre dans un questionnaire officiel et que sur les immeubles on voyait des affiches : « le pope, le propriétaire foncier et le général sont les pires ennemis du pouvoir soviétique » était le fait soit d’un fou soit d’un homme infiniment courageux. Voïno-Iassenetski n’était pas fou… » évoque une ancienne infirmière qui avait travaillé avec le père Valentin.

Il donnait ses cours aux étudiants en vêtements de prêtre, et se rendait habillé en prêtre aux réunions interrégionales de médecins… Il priait avant chaque opération, bénissait les malades.  Un collègue se souvient : A la surprise générale, avant de commencer une opération, Voïno-Iassenestki se signait, signait son assistant, l’aide infirmière et le malade. Les derniers temps, il le faisait toujours, indépendamment de la nationalité et de la religion du patient. Un jour, après le signe de croix, le malade, tatar de nationalité, dit au chirurgien : « Je suis pourtant musulman. Pourquoi me signez-vous donc? » S’ensuivit cette réponse : « Bien que nos religions soient différentes, Dieu est le même. Devant Dieu, tous sont un ».

Un jour, en réponse à l’ordre des autorités d’enlever l’icône de la salle d’opération, le médecin principal Voïno-Iassenetski quitta l’hôpital, disant qu’il reviendrait seulement quand on remettrait l’icône à sa place. Naturellement, ce fut refusé. Mais peu de temps après, on amena à l’hôpital la femme malade d’un chef du parti, qui avait besoin d’une opération urgente. Celle-ci déclara qu’elle ne voulait pas se faire opérer par un autre que Voïno-Iassenestki . Les chefs locaux durent céder : l’évêque Luc revint, et le jour suivant l’opération, revint aussi l’icône enlevée.

Voïno-Iassenetski était un orateur extraordinaire et sans peur, ses opposants le craignaient. Un jour, peu de temps après son ordination, il apparut au tribunal de Tachkent dans « l’affaire des médecins » qu’on accusait de sabotage. Le directeur de la Tchéka Peters, connu pour sa cruauté et son absence de principes, décida de faire un procès exemplaire de cette affaire fabriquée. Voïno-Iassenestki  fut convoqué en tant que chirurgien expert et, défendant ses collègues condamnés à mort, réduisit à néant tous les arguments de Peters. Voyant que le triomphe lui échappait, le tchékiste hors de lui se jeta sur le père Valentin :
- Dites-moi, pope et professeur Iassenetski-Voïno, comment vous faites pour prier la nuit et ouvrir les gens le jour ?
- J’ouvre les gens pour leur salut, et vous, au nom de quoi les ouvrez-vous, citoyen accusateur public ? lui répliqua celui-ci.
La salle éclata en rires et applaudissements !
Peters ne renonça pas :
- Comment se fait-il que vous croyiez en Dieu, pope et professeur Iassenetski-Voïno ? Avez-vous donc vu votre Dieu ?
- Je n’ai effectivement pas vu Dieu, citoyen accusateur public. Mais j’ai fait beaucoup d’opérations sur le cerveau et, en ouvrant les boîtes crâniennes, je n’y ai jamais vu non plus l’intelligence. Et la conscience, je ne l’y ai pas trouvée non plus.
La clochette du président fut noyée dans les rires de toute la salle. « L’affaire des médecins » s’écroula d’un coup…

En 1923 Luc (Voïno-Iasseneteski)  fut arrêté sur l’accusation absurde et standard « d’activité contre-révolutionnaire », une semaine après qu’on l’eût secrètement ordonné évêque. Cela fut le début d’11 années de prison et d’exil. On permit à monseigneur Luc de prendre congé de ses enfants, on le mit dans un train… mais il resta une vingtaine de minutes sans s’ébranler. Il se trouve qu’il ne le pouvait pas à cause de la foule de gens qui s’étendaient sur les rails, désireux de retenir l’évêque à Tachkent...

En prison, l’évêque Lucas partageait ses vêtements chauds avec la « racaille » et recevait en échange les bonnes dispositions des voleurs et des bandits eux-mêmes. Bien qu’une fois les criminels l’eussent dépouillé et offensé…

Et une fois, au cours d’une étape, pendant la nuit, le professeur dût opérer un jeune paysan. « Après une grave ostéomyélite jamais soignée,  il lui sortait d’une plaie ouverte, dans la région du deltoïde, tout le tiers supérieur et la tête de l’os de l’épaule. Il n’y avait rien pour le bander, sa chemise et son lit étaient toujours imprégnés de pus.  Je demandai de me trouver des pinces de plombier et je retirai sans difficultés un énorme séquestre  osseux (section morte d’un os- l’auteur). »

On exila trois fois l’évêque Luc dans le nord. Mais même là, il continua à travailler dans sa spécialité de médecin. Un jour, alors qu’il venait d’arriver par étapes dans la ville d’Ienisseïsk, le futur archevêque alla droit à l’hôpital. Il se présenta au directeur, donnant son nom monastique et séculier (Valentin Felixovitch), sa qualité, demanda la permission d’opérer. Le directeur le prit d’abord pour un fou, et pour s’en débarrasser, rusa : « J’ai de mauvais instruments, il n’y a rien pour faire cela ». Cependant, sa ruse échoua : examinant l’instrumentaire, le professeur Voïno-Iassenetski l’estima bien sûr à sa juste valeur, relativement élevée.

Dans les prochains jours devait avoir lieu une opération difficile…  L’ayant à peine commencée, d’un premier mouvement large et rapide, Luc découpa au scalpel la paroi abdominale du patient. « Le boucher ! Il va massacrer le malade », pensa l’espace d’un instant le directeur, qui assistait le chirurgien. Luc remarqua son émotion et lui dit : « Ne vous faites pas de souci, collègue, remettez-vous en à moi ». L’opération se passa parfaitement bien.

Plus tard, le directeur avoua qu’il avait eu peur, mais que par la suite, il avait fait confiance aux savoir-faire du nouveau chirurgien. « Ce ne sont pas les miens, protesta Luc, mais ceux de la chirurgie. Je n’ai pas seulement des doigts bien entraînés. Si l’on me donne un livre et qu’on me demande de découper au scalpel un nombre rigoureusement déterminé de pages, j’en découperai ce nombre-là et pas une page de plus ». On lui apporta aussitôt un paquet de papier à cigarettes. L’évêque Lucas en tâta l’épaisseur, l’affûtage du scalpel et coupa. On compta les feuilles, il en avait coupé exactement cinq, comme on le lui avait demandé…

La déportation la plus cruelle et la plus lointaine de l’évêque Luc fut « à l’océan Glacial ! », comme cela fut exprimé, dans un accès de rage, par le chef local. L’évêque fut convoyé par un jeune milicien qui lui avoua qu’il se sentait dans la peau de Maliouta Skouratov , conduisant le métropolite Philippe au monastère d’Otrotch.  Le milicien n’accompagna pas l’exilé à l’océan Glacial mais l’amena dans le village de Plakhino, à 200 kilomètres du cercle Polaire. Dans ce hameau perdu, il y avait trois isbas, dans l’une desquelles  on installa l’évêque. Il se souvient : « A la place de deuxièmes fenêtres étaient gelés à l’extérieur des glaçons plats. Les fentes des fenêtres n’étaient comblées par rien, et dans le coin extérieur, on voyait par endroits la lumière du jour. Sur le sol, dans le coin, gisait un tas de neige. Un deuxième tas semblable, qui ne fondait jamais, gisait à l’intérieur de l’isba, sur le seuil de la porte d’entrée. <...> Je chauffais jour et nuit le poêle de métal. Quand j’étais assis, habillé chaudement, à la table, j’avais chaud au dessus de le ceinture, et froid en dessous »…. Un jour, dans cet endroit de perdition, l’évêque Luc dût baptiser deux enfants d’une manière complètement inhabituelle : « dans ce camp, outre les trois isbas, il y avait deux habitations, dont j’avais pris l’une pour une congère, l’autre pour un tas de fumier. C’est dans la dernière que j’ai dû baptiser. Je n’avais rien du tout : ni vêtements liturgiques, ni bréviaire, et, en l’absence de ce dernier, j’ai composé moi-même une prière et  j’ai fait un epitrachelion  avec une serviette. Cette affreuse habitation humaine était si basse que je ne pouvais tenir debout sans me courber. Un baquet de bois m’a servi de baptistère et tout le temps de l’accomplissement du sacrement, j’étais gêné par un veau qui tournait autour ».

En prison et en exil, monseigneur Luc ne perdait pas sa présence d’esprit et trouvait en lui les forces de faire de l’humour. Il racontait sa détention dans une prison d’Ienisseisk, lors de sa première déportation : « La nuit, je subis une attaque de punaises impossible à se représenter. Je m’éveillai rapidement, allumai l’ampoule électrique et vis que tout l’oreiller et le lit, et les murs de la cellule étaient couverts d’une couche impénétrable de punaises. J’allumai une chandelle et commençai à brûler les punaises qui tombèrent des murs et du lit sur le sol. L’effet fut stupéfiant. Une heure plus tard il ne restait plus une seule punaise dans la cellule. Visiblement, elles s’étaient dit l’une à l’autre : « Sauvez-vous, les gars ! Ici, on nous brûle ! » Les jours suivants, je n’ai plus vu de punaises, elles étaient toutes parties dans une autre cellule ».

Bien sûr, ce n’était pas seulement le sens de l’humour qui aidait l’évêque Luc à tenir. « Dans les pires moments, écrivait monseigneur, je sentais très clairement, presque réellement, que le Seigneur Dieu Jésus Christ Lui-même était à mes côtés, me soutenant et m’affermissant ».

Cependant, il y eut un moment où il se fâcha contre Dieu : la pénible déportation dans le nord durait trop longtemps… Et au cours de sa troisième arrestation, en juillet 1937, l’évêque toucha presque au désespoir, à cause de ses tourments. On lui appliqua une torture des plus pénibles, 13 jours « d’interrogatoire à la chaîne ». Pendant cet interrogatoire, les instructeurs se succèdent, ils tiennent le détenu nuit et jour pratiquement sans sommeil ni repos. L’évêque Luc était frappé à coups de bottes, on le mettait au cachot, on le maintenant dans des conditions épouvantables… Il entama trois fois une grève de la faim, essayant de cette façon de protester contre les iniquités des autorités, les accusations absurdes et offensantes. Une fois, il fit même une tentative pour s’ouvrir une importante artère, non dans un but suicidaire, mais pour tomber dans l’hôpital de la prison et obtenir un répit. Epuisé, il perdait conscience en plein dans le couloir, perdait l’orientation dans le temps et l’espace…

Avec le début de la Grande Guerre Patriotique, le professeur et évêque déporté fut nommé principal chirurgien de l’hôpital d’évacuation de Krasnoïarsk, et ensuite, consultant pour tous les hôpitaux de Krasnoïarsk. « Les officiers et les soldats blessés m’aimaient beaucoup, racontait monseigneur. Quand je faisais la tournée des chambrées le matin, les blessés m’accueillaient joyeusement. Certains d’entre eux, mal opérés dans d’autres hôpitaux de blessures aux articulations et soignés par moi, me saluaient immanquablement par des jambes droites haut levées.

Ensuite, ayant reçu, comme un pourboire, une médaille « pour son brillant travail pendant la Grande Guerre Patriotique de 1941-45 », l’archevêque prononça un discours en réponse, qui fit dresser les cheveux sur le crâne des travailleurs du parti : « J’ai rendu la vie et la santé à des centaines, peut-être à des milliers de blessés et en aurait probablement aidé plus, si vous ne m’aviez pas arrêté, Dieu sait pourquoi et sans aucune raison, et traîné onze ans de bagnes en déportations. Que de temps perdu et combien de gens n’ont pas été secourus, sans que j’en sois aucunement fautif ». Le président du Comité exécutif voulait dire que, bon, il fallait oublier le passé et vivre du présent et du futur, à quoi monseigneur Luc répondit : « Oh eh bien non, excusez-moi, mais je n’oublierai jamais ! »

En 1927, l’évêque Luc commit une erreur, qu’il regretta beaucoup par la suite. Il demanda à être mis au repos et, méprisant ses obligations de pasteur, se mit à s’occuper presque exclusivement de médecine, il rêvait de fonder une clinique pour la chirurgie infectieuse. L’évêque se mit même à porter des vêtements civils, et il reçut,au ministère de la santé, la responsabilité de consultant auprès de l’hôpital d’Andijan…
Dès lors, sa vie n’alla plus. Il déménageait d’un lieu à l’autre, ses opérations étaient ratées, l’évêque Luc le reconnaissait : il sentait que la grâce divine l’avait quitté…

Un jour, il fit un rêve incroyable : « J’ai rêvé que j’étais dans une petite église déserte dans laquelle n’était vivement éclairé que l’autel. Dans l’église, non loin de l’autel, près du mur, il y avait la chasse de quelque saint, fermée par un lourd couvercle de bois. Dans le sanctuaire, sur l’autel, était posée une large planche, sur laquelle gisait un cadavre dénudé. Des étudiants et des médecins ,debout sur les côtés et à l’arrière de l’autel, fument des cigarettes russes, et moi, je leur fais un cours d’anatomie sur le cadavre. Soudain je frémis en entendant frapper des coups sourds et, en me retournant, je vois que le couvercle de la châsse du saint est tombé, ce dernier s’est assis dans son cercueil et, se retournant, il me regarde avec un reproche muet… Je m’éveillai épouvanté… »

Par la suite, l’évêque Luc concilia le service de l’Eglise avec son travail dans les hôpitaux. En fin de compte, il fut nommé à l’éparchie de Crimée et fit tout pour la poursuite de la vie ecclésiale pendant la dure époque kroutchévienne.

Même devenu archevêque en 1942, saint Luc se nourrissait et s’habillait très simplement, il portait une soutane rapiécée et chaque fois que sa nièce lui proposait de lui en coudre une neuve, il disait : « Reprise-la, reprise-la, Vera, il y a beaucoup de pauvres ». Sophia Sergueïevna Beletskaïa, l’éducatrice des enfants de l’évêque, écrivait à sa fille : « Malheureusement, votre papa est à nouveau très mal habillé : une vieille soutane de toile et un manteau de tissu bon marché. Il a fallu laver l’une et l’autre pour son voyage chez le Patriarche. Ici, tout le haut clergé est magnifiquement habillé : de belles soutanes et des mantes superbement coupées, et votre papa… pire que tous, c’est juste une honte… »

L’archevêque Luc fut toute sa vie sensible au malheur d’autrui. La plus grande partie de son prix Staline, il la sacrifia aux enfants qui souffraient des conséquences de la guerre : chaque mois, il envoyait des subsides pour aider les prêtres persécutés, privés de la possibilité de gagner leur pain.

Un jour, il vit, sur les marches de l’hôpital, une adolescente avec un petit garçon. Il s’avéra que leur père était mort, et que leur mère avait été mise à l’hôpital pour longtemps. Monseigneur emmena les enfants chez lui, loua les services d’une femme pour en prendre soin jusqu’à la guérison de leur mère. « Le principal dans la vie, c’est de faire le bien. Si tu ne peux pas faire pour les gens de grand bien, essaie d’en faire au moins un petit », disait Luc.

Saint Luc était un homme sévère et exigeant. Il interdisait souvent d’officier aux prêtres qui ne se conduisaient pas comme il le fallait, privant certains de leur statut, il interdisait sévèrement de baptiser les enfants avec des représentants incroyants (des parrains), ne supportait pas qu’on ait une attitude formaliste envers son ministère ni la flagornerie devant les autorités. « Méchant Luc ! » s’écria le délégué aux affaires religieuses en apprenant que celui-ci avait privé de son statut un prêtre de plus (pour bigamie).

Mais l’archevêque savait aussi reconnaître ses erreurs… Le père protodiacre Vassili, qui officiait avec lui à Tambov, racontait cette histoire : il y avait dans la paroisse un citoyen âgé, le caissier Ivan Mikhaïlovitch Fomine, il lisait les Heures dans le chœur. Il lisait mal, prononçait les mots en hésitant. L’archevêque Luc (qui dirigeait alors la chaire de Tambov) devait constamment le corriger. Un jour, après l’office,  alors que monseigneur Luc avait expliqué pour la cinq ou sixième fois au lecteur entêté comment prononcer certaines expressions slavonnes, il se passa quelque chose de désagréable : Agitant son livre liturgique avec émotion, Voïno-Iassenetski heurta Fomine et celui-ci déclara que l’archevêque l’avait frappé et cessa ostensiblement de venir à l’église… Au bout de quelques temps, le chef de l’éparchie de Tambov, revêtant sa croix et sa panaghia (signes de sa dignité archiépiscopale)  traversa toute la ville pour aller demander pardon au vieillard. Mais le lecteur vexé ne reçut pas l’archevêque ! Quelques temps plus tard, monseigneur Lucas revint. Mais Fomine ne le reçut pas, pour la deuxième fois !  Il « pardonna » à Luc seulement quelques jours avant que l’archevêque ne quittât Tambov.

En 1956, l’archevêque Luc devint complètement aveugle. Il continua à recevoir des malades, priant pour leur guérison, et ses prières faisaient des miracles.

Le saint mourut à Simféropol , à l’aube du 11 juin 1961, un dimanche, le jour de tous les saints qui ont brillé sur la terre russe.

Les autorités firent tout pour éviter que les funérailles ne deviennent de la « propagande religieuse » : elles préparèrent à la publication un grand article antireligieux ; elles interdirent la procession à pied depuis la cathédrale jusqu’au cimetière, elles envoyèrent elles-mêmes des autobus pour ceux qui accompagnaient monseigneur et ordonnèrent de passer par les limites de la ville. Mais il arriva quelque chose d’inattendu. Aucun des paroissiens ne monta dans les autobus préparés. Personne ne prêta attention au délégué aux affaires religieuses, qui exhalait la haine et la menace. Quand le corbillard, avec le cercueil, fit mine de rouler droit sur les croyants, la directrice de la chorale de la cathédrale,  Anna, s’écria : «N’ayez pas peur, les gens ! Il ne nous écrasera pas, ils ne feront pas cela. Cramponnez-vous à bord ! » Les gens entourèrent la voiture d’un anneau étroit, et elle ne put s’ébranler qu’à très petite vitesse, de sorte qu’une procession à pied se forma. Devant le tournant  vers les rues périphériques, des femmes se couchèrent sur la route, et la voiture dût quand même passer par le centre. La rue centrale se remplit de monde, la circulation s’interrompit, la procession se poursuivit pendant trois heures, les gens, tout le long du chemin, chantaient : « Saint Dieu » . A toutes les menaces et tous les arguments des fonctionnaires, on répondait : « Nous enterrons notre archevêque »…

Ses reliques furent découvertes le 18 mars 1995. Cette année-là, par la décision du Synode de l’Eglise orthodoxe ukrainienne, l’archevêque Luc fut mis au rang des saints locaux. Et en 2000, le Concile des hiérarques de l’Eglise orthodoxe russe mit le prêtre confesseur Luc au rang des nouveaux martyrs et confesseurs russes du XX° siècle.

Source

Regardez aussi:

Saint Luc de Crimée (V.F.Voïno-Iassenetski), docteur en medecine et professeur de chirurgie.

L’enfance et l’adolescence de saint Luc de Crimée, 1877-1903.

 

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