Le fils prodigue. 34e dimanche après la Pentecôte.

Au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit.

Comment transcrire cette parabole, si riche et étonnante, avec des mots qui nous concernent directement ? C’est ce que je vais m’efforcer de faire encore une fois aujourd’hui.

Comme il arrive souvent que nous détruisions des relations profondes et pleines de sens parce que nous nous habituons à ce que la personne qui nous aime donne, généreusement, constamment, sans jamais se souvenir d’elle-même : elle donne, tout simplement ! Et comme il est facile d’oublier petit à petit celui qui donne en ne se souvenant que de ses dons ! C’est ce qui est arrivé au fils prodigue, et c’est ce qui arrive régulièrement dans nos relations humaines.

La relation réciproque s’instaure grâce au fait que, par miracle, nous voyons une personne, nous la voyons vraiment avec les yeux de notre âme dans toute sa beauté, dans toute la signification de ce mot ; en outre, cette personne, par sa vie, manifeste grandeur d’âme, générosité, esprit de sacrifice. Ensuite, la personne, petit à petit, perd sa signification pour nous, ses dons deviennent prédominants. Je ne parle pas des dons matériels ; je parle de la chaleur, la tendresse, la compréhension, et tant d’autres choses. Nous oublions la source, elle perd sa valeur et on ne voit plus que l’eau qui s’écoule d’elle en ruisseaux.

Si nous continuons dans cette attitude, nous nous détachons de plus en plus de cette personne ; la personne existe de moins en moins pour nous. Le fils prodigue a dit à son père : « Donne-moi ma part d’héritage » ; autrement dit : « Mettons-nous d’accord pour que tu n’existes plus pour moi ; je ne veux que ce que tu peux me donner… » . Comme le fils prodigue, nous vivons un certain temps avec les dons que nous avons reçus ; notre cœur est encore tiède grâce à la chaleur qu’il a reçue, notre intelligence se nourrit un moment de l’échange que nous avons eu. Mais petit à petit tout cela se tarit, car ce n’est pas pris à la source ; ensuite cela se transforme en souvenir, et nous finissons par avoir faim.

Tout le temps durant lequel nous avons utilisé les dons reçus, nous étions entourés de personnes qui voulaient bénéficier de ce que nous avions reçus : comme le fils prodigue qui était entouré tant qu’il était riche de l’héritage de son père. Mais lorsqu’il ne reste plus rien de ces richesses, les gens se dispersent. La pauvreté est entrée une deuxième fois dans sa vie : il a rejeté une fois la relation réciproque et ensuite il a été rejeté par d’autres ; le voila seul… Il essaye de se nourrir, mais il n’y a rien à manger et il est part, affamé.

Dans notre vie, il arrive souvent que, nous détachant de la source de la relation réciproque, nous soyons rejetés par ceux qui pensaient qu’ils pourraient indéfiniment boire au ruisseau qui passe par nous ; et nous avons faim. Si seulement à cet instant nous pouvions prendre conscience que ce que nous avons oublié et dilapidé, - c’est la qualité de la relation vivante avec Dieu et de la relation vivante avec les autres, ceux qui nous entourent!

Nous ne pouvons vivre toute notre vie sur des cadeaux ; la vie n’est possible qu’en relation avec Dieu et en relation avec les autres, en un échange incessant, lorsque nous sommes autant des donateurs que des receveurs des dons humains et divins. Mais lorsque nous avons faim, lorsque nous sommes désespérés, lorsque, affamés, nous mourons, nous souvenons-nous alors à chaque fois que nous nous sommes détournés de Dieu, du Dieu Vivant ? Que nous avons refusé le Pain Céleste ? Que nous avons instaurés avec les gens qui nous entourent des relations faussées, en distribuant ce qui n’était pas à nous, ce qui avait été usurpé au moment où cela avait été donné ?

Alors, vient le temps pour nous de nous remettre profondément en question, et de comprendre en quoi nous avons péché contre le Ciel, contre notre père, notre frère, notre prochain, notre sœur, contre chaque personne autour de nous. Nous avons péché, cela signifie que nous avons déchiré le lien en essayant de nous en défaire, ou plutôt : en tâchant de ne plus être celui qui donne mais un profiteur.

Dès lors, cela signifie que le temps est venu de rentrer à la maison, là où celui qui nous nourrissait nous a donné largement, prenait soin de nous ; de revenir à Dieu, la Source de tous biens.

Toutefois, bien souvent, en tâchant de revenir, nous ne rencontrons pas le père du fils prodigue, nous rencontrons le frère aîné qui n’a jamais eu de véritable relation d’amour, d’amitié, ni avec nous, ni avec le père. Nous rencontrons celui qui peut se faire l’éloge d’avoir toujours été consciencieux, qui a « travaillé » honnêtement dans la maison du père, qui a fait tout ce qu’il fallait, mais avec indifférence : il exécutait, comme on remplit une obligation incontournable, ou un arrangement, comme un travail rémunéré, un travail contre une garantie, un effort en échange d’une appartenance à la « maison ».

Réfléchissons à cela parce que dans notre expérience des relations humaines, nous ne sommes pas toujours le fils prodigue ; nous sommes si souvent le frère aîné ! Celui qui arrive en disant : « Je suis coupable d’avoir interrompu notre relation, je me suis conduit comme un parasite, je veux désormais être ton ami ! », nous l’accueillons si souvent avec ces paroles : « Autrefois j’étais ton ami ! Notre relation était importante pour moi, et tu y as mis fin ! Ma blessure a cicatrisé, je ne veux pas la rouvrir ! Pour moi tu es du passé ; tu es mort ; va voir d’autres gens pour qu’ils te ramènent à la vie… ». Ne sommes-nous pas souvent des frères aînés ?

Notre réaction est si différente de celle du père qui n’a pas cessé une seule minute d’aimer son fils perdu, même au moment où cet égaré a renoncé à lui et attendait (« mais quand vas-tu donc mourir ? »), afin de recevoir tout ce que cet homme avait accumulé pendant des années de labeur, de sagesse ; des années d’amour donné. Le père n’a jamais cessé d’aimer ; le frère aîné a cessé ou, plutôt, n’a jamais aimé, il n’a eu que des relations « d’affaires » avec ceux qui l’entouraient.

Le père s’élance à la rencontre du fils perdu pour l’accueillir : nous est-il arrivé de nous comporter de la sorte ? Lorsque quelqu’un nous a profondément et cruellement blessé, avons-nous fait le premier pas en nous souvenant qu’il est plus facile de le faire pour celui qui est offensé parce qu’il n’est pas humilié ni effrayé à l’idée d’être rejeté, alors que celui qui a offensé est horrifié au souvenir de son acte humiliant et peut-être aussi, d’être rejeté… Avons-nous fait parfois le premier pas pour faire revenir à la vie celui qui spirituellement, humainement, était mort ? Avons-nous été prêts à lui donner un premier vêtement, c'est-à-dire à l’entourer de notre relation réciproque ? Avons-nous été prêts, lorsqu’il dilapidait notre trésor, lorsqu’il nous a humilié et volé, à lui confier notre anneau qui lui donne pouvoir sur notre personne, nos biens, notre honneur ? Lui avons-nous donné, comme le dit la parabole, des sandales, pour qu’il puisse marcher en sécurité ?

Méditons à ce contexte et, en nous y réfléchissant, chacun de nous y découvrira où il en est ; les éléments de cette parabole merveilleuse et tragique s’entremêlent en chacun de nous. Mais découvrir cela n’est pas suffisant. En découvrant qui nous sommes, nous devons entreprendre quelque chose ; il nous faut prendre une décision, renoncer à la personne que nous avons été jusqu’ici, revenir, demander pardon et miséricorde. Demander pardon à Dieu est facile parce qu’Il est invisible, insaisissable et qu’Il ne nous renvoie jamais les mains vides, ne nous rejette jamais. Mais demander pardon à ceux que nous avons offensés ou qui nous ont offensés…

Réfléchissons à cela : la semaine prochaine nous nous souviendrons de la chute de l’homme nous nous souviendrons de la façon dont l’humanité a perdu le paradis, l’union avec Dieu, l’harmonie avec le monde, a tout perdu. Aujourd’hui, c’est le dernier avertissement, nous pouvons faire quelque chose pendant la semaine à venir, une seule chose qui fera que lorsque nous serons devant le Jugement, nous regarderons le Juge et dirons : « Je n’ai rien pour me justifier, mais j’ai fait ce que j’ai pu ; aie pitié de moi et sauve-moi ! » Amen.

Mgr Antoine (Bloom) de Souroge

11 fevrier 1990.

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